— Mais si Ivan me colle une balle dans la peau, je crèverai et tu ne pourras rien y faire.
— Alors je pleurerai, je pleurerai comme lorsque mon petit frère Ludovik est mort. Il est mort de maladie, sans le faire exprès, et toi tu ne l’auras pas fait exprès.
Un grand frisson passa en moi, mes larmes continuaient à couler et j’eus envie d’embrasser la gueule sale de mon pauvre copain. Halls lâcha son étreinte et se redressa. Une rafale l’obligea à s’accroupir. Il me regarda et nous échangeâmes un sourire.
À la fin de la journée, notre troisième tentative de progression échoua comme les deux précédentes. Maintenant l’amoncellement de ruines qui se perdait dans l’horizon nocturne semblait être parfaitement nivelé. Plus aucune proéminence, plus aucune silhouette de cheminées – qui restent pourtant les dernières debout – ne surgissait du décor.
Des éclairs zébraient encore la nuit et se reflétaient sur les rétines insensibles de mon compagnon. Et une autre nuit interminable commença, faite d’une peur constante, d’un trou sombre, humide à travers la pierraille, et d’une fatigue lourde à vous faire souhaiter la mort. Une nuit où il ne se passa rien, sinon tout. Le feu, les explosions, les éclairs brefs ou longs qui atteignent le sommeil derrière vos yeux ouverts. Des cris, une haie de fusées qui tomba droit comme un mur derrière nous. Mille souvenirs de ma vie précédente qu’il me semblait avoir vécue un jour. Des souvenirs de la France, de ma jeunesse si lointaine déjà et pourtant si proche, d’une bêtise, d’un jouet, d’une réprimande qui me semblait si douce, de ma mère, et puis aussi ma nouvelle raison de vivre, Paula…
Nous n’échangeâmes pas dix paroles durant cette nuit-là. Mais je savais que je devais vivre pour mon copain Halls.
Bien avant le jour, de violents frissons annihilèrent totalement ce qui me restait de volonté. Dans le jour gris, Halls m’enveloppa de ma couverture que je n’avais pas eu le courage de défaire.
— Avale ça, murmura mon copain en me tendant une boîte de conserve à demi pleine. Avale, vieux frère, ça va te remonter.
Je jetai un regard perdu sur le fond de marmelade mélangée à la poussière de la musette.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Bouffe, c’est bon, tu verras.
Suivant les conseils de Halls, je joignis deux doigts en forme de palette et extirpai la gelée du récipient. Je n’en avais pas consommé la moitié qu’un violent haut-le-cœur me secoua. Et mon vomissement vint ajouter à la sordidité de notre refuge.
— Merde alors, jura Halls, tu es beaucoup plus malade que je ne le craignais. Essaie de dormir.
Grelottant de fièvre, je me laissai choir carrément dans le marécage et cherchai en repoussant la boue du coude et du pied une position adéquate pour dormir enfin. Quelques heures passèrent. La relève arriva dans la matinée. Aidé de Halls, je regagnai plus à l’arrière un autre cloaque où deux copains me dressèrent un lit de fortune sur ce qui restait d’une échelle. En face, de l’autre côté de la ruine ou de la ruelle, je ne sais plus, deux autres types étaient allongés sur des planches surélevées par des pierres.
Derrière, plus loin, plus loin que ma tête et mes oreilles bourdonnantes de fièvre, l’orage qu’entretenaient les hommes depuis quatre ans et demi grondait toujours. Je demeurai ainsi pendant un temps indéterminé. Les frissons de la fièvre persistaient et me glaçaient malgré l’amoncellement de couvertures, capotes et objets divers, que les copains avaient jeté charitablement sur moi. Quelqu’un me réveilla et me donna un comprimé de je ne sais quoi.
Combien s’écoula-t-il de temps ? Une journée peut-être. Toujours est-il que, tandis que je luttais contre la fièvre qui ne cessait de me harceler, un autre combat beaucoup plus important se déroulait sur la ceinture extérieure de la ville. Après avoir contourné les forces ennemies à l’est de Konotop, notre marche d’airain, suivant sa trajectoire et refluant vers l’ouest, se trouvait devant un mur de défense qui la coupait maintenant de ses arrières. Plusieurs tentatives de progression à l’ouest avaient échoué et notre groupe autonome, déjà affaibli, livrait maintenant des combats défensifs contre l’étreinte bolchevik qui se resserrait depuis le nord, l’ouest et le sud.
Tandis que je grelottais sur mon échelle, la situation s’était extrêmement tendue et notre état-major essayait d’étouffer le mot terrible qui gagnait rapidement du terrain dans nos groupes : « encerclement ».
Dans la nuit qui suivit, je fus obligé de quitter mon échelle pour gagner à la hâte, sur mes jambes flageolantes, un abri plus sûr dans une cave où on avait regroupé une cinquantaine de blessés et de malades. Je fus à deux doigts de me voir interdire l’entrée de cette infirmerie de fortune. Fort heureusement, ma gueule de crevé incita le service ambulancier à me foutre un thermomètre dans le bec et à constater que j’avais dépassé les 39°5. On m’accorda donc une place assise dans un coin sombre, où j’attendis le jour, avant que quelqu’un s’occupe de mon cas.
Il est vrai qu’au-dehors, la ville subissait un bombardement d’artillerie et aérien puissant et que les infirmiers avaient fort à faire auprès des nouveaux blessés qui arrivaient à un rythme inquiétant. Mes camarades étaient remontés en ligne et subissaient les assauts furieux et incessants des vagues ennemies. Vers midi, les infirmiers, qui m’avaient gorgé de quinine, m’invitèrent à céder ma place à un type ensanglanté qui ne tenait plus sur ses pattes.
Des papillons plein les yeux, je quittai la cave obscure pour l’extérieur baigné de soleil. Les derniers soubresauts de l’été éclairaient encore le désastre. Partout de la fumée montait vers le ciel. Dehors, des groupes de blessés légers scrutaient celui-ci et discutaient ferme. C’est ainsi que j’appris, de la bouche de ces garçons visiblement affolés, que nous étions encerclés.
La terrible nouvelle faisait presque autant de ravage que les bombes. Un vent de sauve-qui-peut gagna tous les esprits et il fallut l’autorité et la poigne de fer de nos officiers pour éviter une débandade sans issue.
Une journée passa encore. Peu à peu, le mal qui était en moi cédait du terrain et, lentement, je reprenais du poil de la bête. Néanmoins la tête continuait à me tourner comme un convalescent trop rapidement sorti de son lit. Depuis mon coin, que je me gardais bien de quitter et où je demeurais recroquevillé comme un mendiant hindou, les nouvelles me parvenaient par les échos des uns et des autres.
Encerclement… Situation dangereuse… Les Russes ont gagné les abords de… Nous sommes dans la souricière… On fait appel à la Luftwaffe. En fait de Luftwaffe, c’était les « Yak » et les « Il » qui vrombissaient dans le ciel bleu très pâle et les impacts de leurs bombes faisaient vibrer, sans discontinuer, ce qui restait de la ville.
Que se passait-il exactement ? Peu d’entre nous le savaient au juste. Toujours est-il que je me souviens encore d’un certain rassemblement qui amena les sous-offs jusque dans la cave-infirmerie et où il fallut avoir au moins une patte en moins pour y demeurer. Je fus évidemment parmi les disponibles et reconduit avec des copains pleins de pansements dans une zone proche des opérations.
Sur un vaste espace désert, bordé de maisons sans toit, un rassemblement hâtif essayait de s’organiser. Je reconnus immédiatement, parmi les cinq ou six officiers présents, Herr Hauptmann Wesreidau. Pas très loin, au nord-est, la bourrasque des orgues de Staline couvrait, par son bruit, les ordres, les conversations, et provoquait une houle difficile à maîtriser dans nos rangs. Moi, j’étais encore très malade. Un sale goût envahissait ma bouche. Mes bottes et ma tenue seules semblaient maintenir mon corps amaigri et titubant.