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Le tonnerre, qui ne semblait pas vouloir s’interrompre pour permettre à notre officier de parler, força celui-ci à élever la voix.

Il aurait sans doute aimé nous faire un discours plus explicite, mais le vacarme, le temps qui pressait, et le risque de voir surgir quatre ou cinq « Yabo » sur nos trois compagnies groupées en carré, l’incitaient à être bref.

— Camarades ! lança-t-il, nous sommes encerclés !… Toute la division est encerclée !

Nous savions déjà cela, mais nous avions peur de l’entendre. Si l’état-major avouait, tout paraissait encore plus grave. Là-bas, le ululement des fusées russes se mêlait aux explosions. La terre et le ciel grondaient et semblaient donner encore plus d’importance aux aveux du capitaine Wesreidau.

— Un seul espoir subsiste ! continua-t-il. Une percée brutale et rapide sur un seul point avec toutes nos forces. Ce point ne peut-être qu’à l’ouest et toutes les unités vont être engagées à la fois. Le succès de cette tentative ne réside que dans le courage de chacun. Il n’y aura qu’une seule tentative. Elle doit par conséquent réussir. De puissantes unités d’infanterie vont être engagées également de l’autre côté de notre encerclement et nous viendront en aide. Si chacun se pénètre bien de sa mission, nous briserons l’étreinte bolchevique, car je connais la valeur du soldat allemand.

Wesreidau salua et nous invita à nous tenir prêts.

Les compagnies furent dispersées et gagnèrent des points précis d’où devait partir l’assaut définitif. Il y avait, parmi nous, beaucoup de blessés qui auraient bien mérité un lit chaud, des malades comme moi et une très grande majorité de garçons fourbus qui traînaient une lassitude infinie dans leurs yeux brillants. Et c’était à ces troupes que Wesreidau s’adressait. C’est à ces troupes qu’il demandait un excès de courage. Les vaillants soldats allemands avaient l’air aujourd’hui d’animaux destinés à l’équarrisseur.

Et pourtant, il fallait. Il fallait percer ou mourir. La captivité ne pouvait être envisagée, à l’époque. Comme toujours à la veille des coups durs, les hommes, de quelque camp qu’ils soient, se découvrent un regain de camaraderie et une union encore plus grande semble les maintenir.

D’où proviennent donc les bons sentiments qui, brusquement, font sortir les dernières cigarettes, les chocolats si rares que l’on grignote par miettes en cachette, qui incitent le salaud à vous faire entrer dans ses confidences ; le sous-off, ex-petit bourgeois mêlé à la merde, à taper sur l’épaule de tout le monde en parlant de confiance, alors que lui-même en fait la quête. D’où proviennent-ils, à un moment où, précisément, plus personne n’en a besoin… On bluffe, on croit que le fait de se serrer les coudes va arranger quelque chose. Peut-être, après tout. Moi je n’y crois pas. Les fumiers redeviendront des fumiers, s’ils en réchappent. Ils seront même peut-être les premiers à signaler votre attitude, lorsque tout sera fini et rentré dans la douceur de la paix.

Moi je m’en fous, j’en ai trop marre. Mon ventre gargouille et me fait mal. J’ai froid. Je cherche Halls ou un autre du groupe. Mes copains sont invisibles. Ils sont sans doute engagés ailleurs. Ils représentent ma famille, et leur absence me pèse. Je me sens tout seul parmi ces demi-éclopés en quête d’encouragements et d’espoir avec leur 38 ou 39 de fièvre. Moi, je rêve d’un plumard soyeux comme ceux dont parle toujours l’ancien. Oui, l’ancien n’a jamais connu de bons plumards. Même avant la guerre, dans le civil, il a dû être malheureux. On comprend cela à sa conversation. Mais l’ancien sait rêver. Parfois, alors que son corps osseux repose sur les gravats, il sourit d’une façon qui évoque le bien-être. Je suis sûr que, dans ces moments-là, l’ancien ne sent plus la dure, car son rêve est plus ardent que la réalité. Moi, je ne suis pas encore assez entraîné. Mon rêve n’est pas assez solide pour me faire oublier mes frissons et l’étau qui serre mes tempes.

Alors, comme un mauvais élève, je fixe d’un regard idiot le tableau noir de la vie, tout en frottant l’une contre l’autre mes mains moites d’inquiétude.

Droit devant, à l’ouest, la fumée montait si haut qu’elle fermait le ciel. La ceinture de feu encerclait l’horizon le plus lointain. Quelle matière pouvait provoquer un tel incendie ?

Des compagnies noires de poussière et de suie refluaient en trottinant. La première prise de contact n’avait pas été en notre faveur, semblait-il. Les troupes en retraite laissèrent près de nous un certain nombre de blessés dont personne ne savait plus que faire.

Les services sanitaires déjà si précaires avaient levé le camp, étaient partis ou sur le point de le faire.

Pitoyable spectacle que ces blessés implorants, épongeant eux-mêmes le sang qui ruisselait souvent de plusieurs blessures à la fois. Tant bien que mal, chacun essayait d’apporter des soins dérisoires. Les scènes les plus aberrantes se déroulèrent sous mes yeux incrédules. Comme nous soignions, en l’aspergeant d’alcool, un blessé à la tête évanoui, nous vîmes venir à la rescousse un gros gefreiter qui s’exprima ainsi :

— Je viens vous aider ici, j’ai laissé tomber le gars qui a le genou en bouillie. Il gueulait trop. Je préfère ceux qui sont évanouis…

L’espèce de rue dégagée que nous occupions et où nous attendions l’ordre d’attaque, ne subissait pas pour le moment de bombardement. Devant, ainsi qu’au nord-ouest et au sud-ouest, les crépitements de la bataille envahissaient l’atmosphère. Directement au nord, à un ou deux kilomètres, un pilonnage d’artillerie russe retournait les ruines comme un monstrueux socle de charrue.

Alors que d’autres fantassins venaient de refluer et soufflaient un peu parmi les débris, le bombardement russe tourna vers nous. Avec rapidité, les impacts se rapprochaient comme une faux gigantesque. Les vociférations couvrirent les ordres. Dans un piétinement infernal chacun courut à la recherche d’un refuge.

Bousculade, appels déchirants, cris de panique, furent enfin couverts par les explosions. Tous ceux qui avaient pu courir avaient couru. La moindre proéminence avait été un espoir. Le mur de feu et de fer passa sur les quelques deux mille feldgrauen stationnés sur les lieux. Les blessés, abandonnés à découvert sur le dégagement de la rue, tourbillonnèrent dans la poussière. Le bruit des corps désarticulés retombant sur le sol fut audible à travers le fracas. La terre trembla comme à Bielgorod, tout vacilla, tout fut imprécis dans le décor devenu mobile. Les mains sales des malades prêts pour la mort grattèrent une fois de plus le sol. Des gueules burinées, celles des anciens qui croyaient avoir tout vu, prirent des expressions épouvantées et suppliantes. Pas très loin, derrière une pile de tuyaux, un obus russe fit un impact inespéré. Onze soldats germains périrent ensemble, serrés les uns contre les autres comme des enfants lorsque la pluie survient. L’acier russe tomba au milieu de leur groupe tremblant, les mélangeant les uns aux autres parmi la terre, les tuyaux et un flot de sang.

La chance, qui continuait à m’accompagner, m’avait suivi avec trois compagnons d’infortune dans un escalier de cave, à ciel ouvert d’ailleurs. Mille choses avaient tourbillonné au-dessus de notre abri. Des poutres et des moellons nous avaient à demi recouverts ; grâce à notre remarquable casque nous en étions ressortis indemnes, hormis quelques contusions. Lorsque les cris des nouveaux blessés emplirent l’air, que le tonnerre russe avait momentanément abandonné, nous jetâmes un œil au-dehors. L’horreur était si complète que nous retombâmes paralysés sur les marches, imprécises.

— Malheur de malheur, cria l’un d’entre nous, il n’y a que du sang.