— Il faut fuir, reprit un autre, à demi fou.
Il se rua à l’extérieur et nous le suivîmes. Des cris inhumains montaient de partout. Ceux qui, comme nous, avaient eu la chance d’échapper au massacre, exécutaient un grand mouvement de reflux. Tout le monde filait à l’ouest. L’ouest, comme toujours le salut, et, pour cette fois, le front et la faille par où peut-être nous allions pouvoir nous échapper. Chacun aida ceux qui tenaient encore à peu près sur leurs pattes. Des blessés s’accrochèrent à ceux qui couraient. Deux soldats, l’air hagard, traînaient un homme dans la poussière, un ami sans doute à demi mort. Combien de temps le traînèrent-ils ainsi ? Combien de temps mirent-ils à se séparer de ce cadavre ?
Notre galopade, notre fuite il faut bien le dire, continua un certain temps parmi les ruines anonymes au milieu de la fumée dense et des grondements environnants. Des Russes, situés Dieu sait où, faisaient des tirs directs au canon de 50 sur la fourmilière verte que nous formions. La rage au ventre, nous dûmes continuer, malgré les difficultés, à transporter les blessés.
Nous gagnâmes en désordre une voie de chemin de fer sur laquelle un train démantelé était immobilisé sans espoir de service. Parmi les wagons dont il ne restait plus guère que les châssis, un certain nombre de cadavres d’Ivans séjournaient, tout aussi immobiles.
Nous les piétinâmes avec une joie farouche pour nous venger des fumiers d’artilleurs et de leurs canons de 50. La voie descendait dans une tranchée et notre galopade y fut canalisée. Nous rencontrâmes un second train aussi immobile que le premier. À côté de ce train, des véhicules du groupe d’airain semblaient stationner. Il y avait là beaucoup des nôtres et surtout des Panzermänner. Nous tombâmes entre les pattes des officiers. Wesreidau, qui n’avait pas quitté le groupe depuis le début, s’entretint avec eux. Nous connûmes quelques minutes de repos, et chacun se laissa choir là où il était. Au sud-ouest, la pétarade décuplait résonnant dans ma tête douloureuse à me faire tourner de l’œil.
Puis le coup de masse arriva. Wesreidau, aidé de deux sous-fifres, courut parmi des groupes avachis.
— Debout ! hurla-t-il. Il faut passer, debout, courage, la division a percé. Debout ! Vite, nous allons rester dans la souricière. Debout, que diable ! Nous sommes les derniers.
Déjà les demi-morts de fatigue se redressaient. Les sous-offs tapaient sur l’épaule des valides qui s’affairaient à aider les blessés qu’ils transportaient presque depuis les faubourgs. Ces tapes signifiaient : « Ne vous encombrez pas de ceux qui ne peuvent plus suivre, vous allez avoir besoin de toutes les forces qui vous restent. »
Ainsi, malgré les plaintes, malgré les gestes suppliants, nous dûmes abandonner un grand nombre des nôtres à une destinée inconcevable. Pétrifiés de terreur et de crainte, des hommes vidés de leur sang réussirent à se redresser, à dissimuler même leurs souffrances et leur faiblesse pour marcher aux côtés des valides. Trop d’héroïsme à dépeindre. Trop de pitié, de volonté inouïe. De couards hier devenus presque involontairement héros. Beaucoup ne firent qu’une partie du chemin.
Et le groupe de cauchemar s’engagea dans la fournaise. Nous gagnâmes la fameuse route Konotop-Kiev, route tragique où le groupe d’airain « Gross Deutschland » perdit cinquante pour cent des effectifs encore disponibles. La progression dura neuf heures. Neuf heures d’épouvante, de course éperdue, d’un trou d’obus à un autre. Le gros du travail avait, paraît-il, été fait.
Je veux bien l’admettre à en juger par les balises jalonnant la piste héroïque qui nous valut les honneurs de la nation. Balises faites des corps recroquevillés de centaines des nôtres et des carcasses noircies des chars Panthère et Mark‑3.
Vous qui lirez peut-être un jour ces lignes, souvenez-vous. Un soir de l’automne 43, les communiqués ont dû annoncer que les troupes allemandes encerclées dans la poche de Konotop avaient vaillamment réussi à briser l’étreinte bolchevique. C’était vrai.
Mais on ne mentionna sans doute pas le prix. Qu’importe ! pour vous la délivrance arrivait.
Chapitre IX
Le passage du Dniepr
La pluie arrivait par vagues depuis l’horizon. Entre chacune de ces vagues, une précaire éclaircie nous permettait d’apercevoir la suivante avec son rideau trouble qui courait sur la steppe ruisselante. Depuis deux jours elle ne cessait plus, et, malgré tout le désagrément qu’elle pouvait apporter, nous l’espérions encore, au moins pour deux jours. Dans deux jours, avec un peu de chance, à condition que notre lente cohorte puisse faire cinquante kilomètres par vingt-quatre heures, nous serions au bord du Dniepr.
Avec la pluie, pas de possibilité pour l’aviation, et donc pas de « Yak » ou presque. Si les « Yak » n’apparaissaient pas, des centaines des nôtres resteraient en vie. Ce qui avait fait la puissance incontestable de la Wehrmacht jusqu’à présent, la remarquable mobilité, avait totalement disparu aujourd’hui en ces lieux. Les interminables colonnes à pied de l’armée du centre se repliaient vers le Dniepr à du cinq à l’heure. La mobilité, qui nous avait toujours donné la supériorité sur les énormes mais lentes formations soviétiques n’était plus qu’un souvenir. Nous nous trouvions maintenant engagés dans un combat disproportionné au point que même la fuite ne pouvait être garantie. Qui plus est, l’armée rouge se voyait dotée, et de plus en plus, de régiments motorisés très mobiles et formés de troupes fraîches. Pour parachever notre désarroi, les troupes soviétiques occupées à maintenir notre groupe dans la poche de Konotop, se voyaient dégagées de cette tâche et pouvaient tout à loisir se lancer à la poursuite de notre lent repli.
En outre, l’aviation allemande, trop occupée dans le secteur sud de Tcherkassy, laissait le ciel libre aux « Yak » qui, profitant de l’occasion, harcelaient sans mesure la retraite allemande. Aussi, malgré le drap lourd et détrempé, malgré les bottes percées, malgré la fièvre, malgré l’impossibilité de s’allonger ailleurs que sur la terre spongieuse, bénissions-nous le ciel gris et ses cataractes.
Dans la matinée, cinq avions bolcheviks aveuglés avaient quand même surgi. Les hommes harassés eurent un sursaut d’autodéfense et de conservation. Des milliers d’yeux avaient fixé la plaine plate comme un piège à notre situation. Ces yeux désabusés avaient compris dans la seconde qui suivait qu’aucune issue n’était possible. Alors les compagnies directement exposées avaient mis un genou à terre et avaient exécuté l’exercice « défense antiaérienne ». Ces compagnies avaient reçu le feu des « Yak », avaient vu les camarades déchirés par les impacts. Elles avaient tout de même réussi à atteindre un des chasseurs. Par malheur l’appareil en perdition grimpa immédiatement en chandelle puis piqua irrémédiablement sur le convoi. L’avion russe s’écrasa sur un chariot bondé de blessés, ouvrant un cratère de vingt mètres rempli de viande hachée. Il n’y eut pas un cri, à peine quelques regards. Chacun reprit sa charge et continua.
Les hommes épuisés restaient sans réaction. Plus rien ne pouvait émouvoir personne. La guerre nous avait déjà fait voir trop de choses. Dans ma cervelle malade, la vie perdait de son sens, de l’importance. Elle ne ressemblait plus qu’à l’élan que l’on donne à une marionnette pour qu’elle s’agite quelques instants. Il y avait bien la camaraderie. Il y avait Halls bien sûr, il y avait aussi Paula, mais derrière tout cela, immédiatement derrière, il y avait des tripes. Des tripes rouges, jaunâtres et malodorantes. Des monceaux, presque autant que de terre. La vie pouvait s’éteindre comme cela, d’un rien, et puis les tripes abjectes demeuraient là, longtemps, trop longtemps. Et elles se fixaient dans le souvenir.