C’est dans la nuit du troisième ou quatrième jour que tout se gâta à nouveau. Comme nous l’avions appréhendé, avec la pluie qui avait enfin cessé, le bruit de la guerre revint. D’abord sourd et imprécis : le roulement lointain des chars manœuvrant lentement à travers la bouillasse.
Il n’y eut d’abord que ce bruit. Cela suffit à faire passer une vague de terreur sur les quelque quatre-vingt-cinq milles hommes bloqués contre le fleuve. Dans la nuit, sur les collines jonchées de soldats endoloris par le surmenage, des milliers de têtes se dressèrent et captèrent l’écho monstrueux.
« Les chars ! » murmurèrent les bouches entrouvertes. Et les regards restèrent fixés sur ce qui n’était pas encore visible. Ils y demeurèrent figés quelque trente secondes, puis les silhouettes s’animèrent à un rythme qui allait s’accélérant.
« Les chars » ! et chacun ramassa à la hâte son avoir, puis ce furent les premiers pas de fuite. Bientôt, ils coururent tous vers ce qu’ils savaient être un obstacle infranchissable. Pourtant chacun courait, espérant que les barques qui n’avaient pas cessé leur va-et-vient allaient les emmener tous d’un seul coup.
Notre foule compacte s’amassa contre la rive, et le bruit des vociférations s’ajouta au roulement sourd des chars qui emplissait la nuit. Dans notre groupe éperdu, des hommes abandonnèrent tout sur la rive, entreprenant à la nage le grand passage. Des milliers de poitrines jetèrent un appel déchirant vers l’ouest, vers l’eau grise, vers la rive opposée où nous devions enfin trouver le repos. Des hommes s’avancèrent dans l’eau glacée jusqu’à ce qu’ils perdent pied. Les supplications et imprécations montaient de plus belle, au point que les barques toujours en service hésitèrent à aborder de crainte de se voir submerger. La folie gagnait les esprits avec la rapidité de la poudre qui brûle. Il y eut vingt minutes de désarroi insensé. Inconscient de fatigue, dépassé par la foule hurlante et les événements, je demeurais obstinément immobile, assis sur plusieurs balluchons abandonnés par Dieu sait qui dans l’herbe mouillée. Cinq ou six soldats tout aussi hagards que moi demeuraient également assis. Çà et là, d’autres groupes stationnaient pareillement, ne remuant qu’au passage de la foule gémissante qui balayait tout dans sa cavalcade immodérée.
Des officiers, ayant gardé encore un peu de bon sens et aidés de soldats à peu près conscients, essayaient en courant au-devant des meutes d’endiguer leur folie, tout comme les bergers essaient de retenir un troupeau en fuite. Ils purent ainsi reformer quelques groupes qu’ils installèrent sur les collines pour essayer d’intercepter, le cas échéant, les chars soviétiques. Notre longue masse s’étira le long de la rive du Dniepr offrant ainsi moins de possibilités de destruction aux T‑34 qui apparurent environ une heure et demie après. Ils n’arrivèrent heureusement qu’en petit nombre et ne s’attardèrent pas, le vrai but étant Kiev où se déroulait un âpre combat.
Je demeurai donc assis sur les ballots en compagnie de quelques égarés lorsque nous eûmes écho qu’un radeau, fabriqué avec des pneus empruntés à des véhicules stationnés sur les lieux, allait pouvoir charger un certain nombre de landser. Il ne fallait pas ébruiter la nouvelle, néanmoins nous nous mîmes rapidement à la recherche de l’arche de Noé qui allait sauver la situation, tout au moins pour quelques-uns d’entre nous. Après avoir parcouru quelques centaines de mètres en amont du fleuve, nous distinguâmes effectivement un groupe assez dense s’affairant au bord de l’eau noire. Rapidement nous nous approchâmes. Il y avait là une centaine de types pataugeant dans la bouillasse. Au centre du magma humain, une douzaine s’affairaient à un travail curieux, qui consistait à enlever les pneus des roues pour récupérer les chambres à air, puis à les assembler pour former un radeau – le tout très insuffisant pour transporter les soldats ici présents. On jeta un regard désapprobateur vers nous, et personne ne nous encouragea à rester là ni à espérer quoi que ce fût. Finalement, excédé, un fort et grand gaillard qui assistait, lui aussi, à la fabrication hâtive du radeau, s’adressa à notre groupe :
— Vous voyez bien que même pas la moitié de ceux qui sont ici embarqueront là-dessus. Allez plus loin, vous finirez bien par trouver quelque chose.
Le type devait avoir déjà parlé ainsi à ceux qui nous avaient précédés, néanmoins beaucoup demeuraient sur place, espérant grimper de gré ou de force sur l’esquif de fortune. Dans quelques minutes, on se battrait ici pour partager l’insécurité du radeau. Je n’étais ni de taille ni de force à me bagarrer pour grimper sur un engin qui coulerait sans doute plus loin. Aussi, malgré le grondement lointain que le vent nous apportait par instants, je continuai à traîner mon barda en compagnie de deux artilleurs égarés.
Et nous marchâmes ainsi dans la brume lourde et humide, parmi les ajoncs détrempés, parmi les groupes pressés et affolés qui se distendaient, se recroisaient, n’en finissaient pas de piétiner l’interminable rive du fleuve. Le brouillard, qui devenait de plus en plus dense nous couvrit bientôt totalement le paysage et les silhouettes en ombres chinoises. Nous ne savions plus dans quelle direction nous allions. L’inquiétude de marcher en sens inverse nous envahissait à tous moments. De temps à autre, heureusement, un camarade avait retrouvé la rive et criait dans la nuit des paroles réconfortantes.
— Ach gut ! Das Wasser ist da.
Et nous continuâmes à avancer. À avancer sans réfléchir. Nous ignorions même qu’en suivant ces rives encore longtemps nous risquions d’arriver à Kiev, cœur de la bataille. Aucune pensée logique ne semblait traverser l’un de nous. La fatigue, la peur constante, la menace sonore des chars nous faisaient nous déplacer. Fuir, fuir, n’importe où, n’importe comment, mais fuir.
Puis la nuit opaque fut trouée par des éclairs et le bruit du canon. Nous constatâmes avec stupeur que ces éclairs étaient visibles depuis le large du fleuve à notre gauche. Un groupe tout proche mais invisible cria dans le brouillard :
— Achtung ! Ivans ! Achtung !
Désespéré, je jetai un regard implorant au spiess d’artillerie qui claudiquait à mes côtés depuis une bonne demi-heure. Je ne rencontrai que son regard de bête traquée. Nous ne comprenions plus rien. Nous croyions les Russes à droite, derrière les collines, et le feu montait du côté du fleuve c’est-à-dire à notre gauche.
Appréhendant le tir russe, qui n’allait sans doute pas tarder à déferler sur nous, nous prîmes le pas de course à la recherche d’un quelconque trou pour nous y réfugier. Une fois blottis dans une sorte de mare à grenouilles, nous fîmes des déductions.
À coup sûr, prétendait le sous-off, les popovs patrouillaient en bateau et nous canardaient. À en juger par la lueur des déflagrations, espacées parfois de plusieurs centaines de mètres, plusieurs bateaux devaient patrouiller sur le Dniepr. La rumeur des troupes allemandes en désordre montait sans restriction dans la nuit.
Des obus tirés de l’ouest tombaient quelque part à l’est, derrière les collines. Ceci nous amena à une déduction fort réconfortante : puisque les obus dégringolaient derrière les collines, ils dégringolaient sur les Russes. Alors ce tir venait de la rive ouest, autrement dit de nos batteries. Effectivement, le spiess artilleur qui pataugeait à mes côtés eut un sourire connaisseur.
— Ce sont nos pièces qui tirent, je reconnais leurs jappements.
— Cette aide est inespérée, surenchérit un feldgrau qui venait de nous rejoindre.
Finalement, le tir était assez peu important et ne dura qu’une dizaine de minutes. Il devait probablement être sans grand effet sur l’ennemi, localisé de façon vague. Le brouillard devenait de plus en plus épais, réduisant sérieusement la luminosité des départs de 77. Leur éclat apparaissait beaucoup plus lentement et disparaissait de même. On avait l’impression de regarder au travers d’un coton, malgré tout, transparent. Non seulement le brouillard s’épaississait, mais il devenait incroyablement froid, blessant les poumons qui devaient s’en emplir à chaque inspiration.