— Ma parole, il gèle, fit quelqu’un.
L’eau, qui montait à mi-botte, semblait moins fluide. Sans doute, le thermomètre n’était-il pas loin de zéro. Malgré leur étanchéité remarquable, les stiefels devenaient spongieuses et maintenaient les pieds comme dans un frigidaire.
— La position n’est plus tenable, murmura le spiess artilleur en rigolant presque, foutons le camp d’ici, nous allons attraper la crève. D’ailleurs qu’avons-nous à craindre de nos propres canons ?
Mes bottes pesaient chacune une tonne, une tonne d’un corps dense et solide qui contenait néanmoins quatre-vingt-quinze pour cent d’eau.
La fatigue que nous traînions sans fin depuis des jours et des nuits venait s’ajouter à la peur que nous ne parvenions plus à digérer. Cette peur finissait d’augmenter la fatigue, car elle exigeait une tension importante de l’ouïe et du regard. Nous avions appris à voir la nuit, comme les chats. Mais cette nuit-ci, aucun regard, si perçant fût-il, n’aurait réussi à percer le « nebel » digne d’une des plus belles nuits londoniennes. Mon nez congestionné m’empêchait de respirer normalement et je ne laissais passer entre mes lèvres pincées que le nécessaire de ce mélange fait probablement d’eau et de soufre. Chaque inspiration me gelait et me picotait jusqu’au fond de mon estomac vide.
Les leçons de l’ancien me revenaient à l’esprit. Ne réussissant pas à trouver quelque chose de chaud et de sec, je me mis à songer à certains bons moments qu’il m’avait semblé connaître, il y avait très longtemps.
Mais je rêvais très mal et il n’y avait que de mauvais souvenirs qui me revenaient à l’esprit. Le dos voûté du soldat qui marchait devant moi ne devenait pas celui de ma mère s’activant à quelque besogne lors des soirées d’hiver familières. Pas plus que celui de mon frère ou de quelqu’un du temps de paix. Il demeurait une silhouette de l’histoire de la guerre, une silhouette de la Russie, et les souvenirs de ma jeunesse ne pouvaient pas s’insérer dans des moments si rudement vécus. La guerre marque les hommes pour la vie. Ils oublient les femmes, l’argent, ils oublient qu’ils ont été heureux. Ils n’oublient jamais la guerre. La guerre gâche tout, la joie qui va suivre comme la victoire. Le rire des hommes qui ont vécu la guerre a quelque chose de désespéré. Ils ont beau se dire que maintenant il faut en profiter, la mécanique a trop fonctionné, il y a comme quelque chose de détraqué. Le rire n’a désormais pas plus de valeur que les larmes.
Le dos de ce soldat m’inspire la pitié, le respect. Parfois aussi il m’exaspère. J’ai envie de le frapper, de le frapper jusqu’à ce qu’il tombe, oui, de frapper pour être plus parallèle à la guerre. Peu importe si ce dos s’écroule, un autre surgira immédiatement, des milliers d’autres resurgiront instantanément, des milliers de dos voûtés, gonflés de brouillard acide. La Russie est encore pleine de silhouettes comme cela, de silhouettes qui ne savent plus rêver. Elle aura encore du travail, la guerre, avant d’avoir fait dégringoler tous ces dos.
Le bruit gonfla comme l’arrivée d’un train. Celui des mitrailleuses aussi, sans que nous puissions rien distinguer. Une rumeur énorme accompagna ce grondement et nous demeurâmes immobiles, la bouche entrouverte laissant échapper une légère vapeur. Je cherchais sur le visage sordide de mes compagnons une explication, mais leurs visages demeuraient aussi ahuris que le mien, que le mien qui n’avait en fait sans doute pas changé tellement d’expression, depuis le moment où je cherchais l’oubli dans les souvenirs. Comme les surprises de la guerre ne peuvent être que dangereuses, nous cherchâmes immédiatement un trou. Je ne trouvai personnellement que la rive où je disparus jusqu’à mi-cuisses dans une eau invisible qui me sembla presque douce tant l’atmosphère était froide et piquante.
J’avais déjà égaré depuis le premier instant mon chiffon de rêve malsain et je scrutais fébrilement le voile noir et impénétrable qui me cachait le spectacle, tel un rideau la scène. Le grondement des chars s’amplifiait terriblement et faisait trembler la surface de l’eau dont je parvenais tout de même à distinguer une petite partie.
Quand le danger survient, après que la peur vous a harcelé pendant des heures, c’est une sorte de sentiment de libération qu’on éprouve. On croit savoir, enfin, de quoi il s’agit et, même si ce danger est terrible, l’idée d’en avoir bientôt fini vous effleure. C’est quand il dure que la peur devient insoutenable. Même une bonne crise de larmes ne vous en sauve pas. C’est surtout quand il dure des heures, des nuits entières, comme à Bielgorod que la folie la plus insupportable vous gagne, la crise de nerfs et de larmes n’est que le prélude. Ensuite, on dégueule et on retombe totalement abruti et inerte, comme si la mort s’était déjà emparée de vous.
Pour le moment, je demeurais calme. Le fleuve nous barrait obstinément la route mais, en même temps, il nous ouvrait une perspective de salut. Or, j’étais dans ses eaux plus haut que le genou. Le brouillard m’en cachait la redoutable largeur et je me persuadais que, si tout allait trop mal, je partirais dessus, tel un feu follet glissant sur la terre. Cette hérésie se concrétisait dans ma tête et je demeurais certain que je surnagerais. Puis il y eut des lueurs, des détonations comme des grenades et des crépitements ornés de petits points jaunes quelque part à ma droite. Cinq ou six soldats déferlèrent autour de moi, haletants.
— Ce sont nos cons d’artilleurs qui les ont attirés par ici, jura quelqu’un.
Des cris épouvantables couvrirent le rugissement des moteurs, des cris prolongés et si horribles que mon sang se glaça et que l’eau sur mes jambes me parut plus froide encore.
— Mein Gott ! murmura une voix.
Il y eut ensuite une fusillade et des explosions bien plus proches. Une cavalcade ponctuée de cris d’affolement retentit dans le brouillard.
Des hommes trouèrent subitement le coton et bondirent comme des fantômes dans l’eau noire. Des clapotis précipités indiquaient qu’ils essayaient de nager. Nous demeurâmes pétrifiés. Une masse terrible et grondante passa non loin et fit vibrer la terre et l’eau. Un phare puissant perça enfin la brume. Nous ne pûmes discerner sa progression. Il bougeait, c’est tout. Il y eut un moment de terreur qui nous fit nous réfugier les uns contre les autres comme des enfants. Nous nous écartâmes un peu de la berge et notre paquet glissa sur la vase. Je fus submergé un court instant et, lorsque mon visage réapparut, la rive et les herbes me masquèrent l’essentiel. Des mitrailleuses toutes proches hachaient l’air à travers le grincement des chenilles. Des cris déchirants montaient toujours. Le monstre passait, et traçait sans doute un sillon sanglant parmi ceux qui étaient restés pétrifiés devant l’horreur. Plus haut, deux autres phares à peine visibles cherchaient des victimes.
Les chars ne firent qu’un passage. Une dizaine sans doute, d’après les estimations qui furent faites le lendemain. Leur but devait être Kiev et ils ne s’attardèrent pas ici.
Néanmoins, la tension fut si forte que nous restâmes un bon moment dans l’eau sans pouvoir faire un mouvement, malgré l’infecte boue liquide qui était entrée sous nos casques, dans nos cheveux hérissés de terreur.
À coup sûr, le tir de nos pièces, situées de l’autre côté de l’eau, avait attiré les tanks bolcheviks et avait contribué à la mort horrible d’un bon nombre des nôtres.