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Les cris de « À nous, camarades » nous incitèrent à sortir de notre bourbier et à nous porter au secours des moribonds. Ils ne survécurent pas. Nous vîmes une fois de plus des choses effroyables. À peine imaginables. Il y eut de nombreux coups de grâce, malgré l’interdiction. Puis, avec l’aurore, le brouillard se dissipa et un soleil presque printanier vint nous apporter une autre journée de déboires. L’aviation russe, tout comme la Luftwaffe, aimait le ciel clair.

Des groupes d’ensevelissement avaient été formés de force et s’affairaient en maugréant à leur macabre besogne. Tous ceux qui n’avaient pas été retenus s’étaient éloignés de l’horreur et tentaient de dormir et de se réchauffer. Mes vêtements, qui avaient en partie séché sur moi, devenaient raides après avoir été comme du buvard. Je me sentais mal à l’aise et malade. Mais la fatigue, qui me tirait les yeux et me rendait la lumière du soleil insoutenable, m’empêchait de réaliser que le mieux aurait été de me déshabiller entièrement, de me laver dans le fleuve, et de faire bénéficier mon corps éreinté des rayons bienfaisants. Je demeurais là, abruti de sommeil, à fixer, à travers mes paupières mi-closes, ma tenue grüngrau qui passait progressivement au jaunâtre. J’avais réussi à m’endormir, lorsque, encore une fois, des cris parvinrent à mes tympans pourtant peu sensibles.

J’ouvris les yeux sur le bleu pâle infini du ciel. Le ciel avait un bruit, un bruit de moteur d’avion. Mes membres craquèrent de partout et je me dressai sur un coude sans voir rien de spécialement anormal sinon les tas que formaient mes camarades endormis parmi les ajoncs. Partout, des gueules noyées de sommeil se dressaient et cherchaient elles aussi. Un type en casquette courait et gueulait comme un sourd :

— Formation de défense antiaérienne ! Nom de Dieu ! Réveillez-vous, bande de morts !

Une S.M.G. ouvrit le feu derrière moi. Nous mîmes un certain temps à sortir de notre torpeur. Quatre avions russes tournaient comme des guêpes à environ mille mètres au-dessus de notre infortune. Les cris des hommes s’ajoutèrent aux commandements des officiers affolés.

— Vous voulez donc tous crever ! hurlait un lieutenant dépenaillé, pas très loin ; faites au moins un geste pour vous défendre !

Fébrilement, nous empoignâmes nos armes et, un genou à terre, nous attendîmes l’ennemi qui n’allait plus tarder à fondre des nues. Pourtant, les « Jak » s’en allèrent. Comme il était inconcevable que nous leur ayons fait peur, nous en déduisîmes qu’ils devaient être à court de carburant. Nous nous frottâmes les yeux et soufflâmes un instant. La vigilance, déjà précaire, s’estompait, et chacun envisageait à nouveau de récupérer ses nuits d’insomnie antérieures. Alors la mitrailleuse lourde tourna rapidement sur son affût et ouvrit le feu vers le nord. Chacun pivota dans cette direction avant de se jeter à plat ventre. Les quatre avions surgissaient en rase-mottes, crachant le feu de toutes leurs armes. À travers leur hurlement, les paroles du lieutenant tout proche restaient à peine audibles.

— Feu, bande de lâches ! hurlait-il.

Les avions passèrent. Je le vis rouler à terre, se redresser, et, tandis que d’une main il serrait son ventre, de l’autre il tirait au revolver sur les avions vrombissants. Puis il grimaça, tomba à genoux et se recroquevilla sur lui-même. Les balles n’avaient happé que lui, du moins sur notre emplacement. Le feu meurtrier était surtout réservé aux chalands archicombles et presque immobiles qui offraient des cibles admirables.

— De l’aide par ici, braillèrent des types qui s’étaient portés au secours du lieutenant. Pourquoi est-il resté debout, nom de Dieu ! jurait un type au visage décharné.

— Il s’est conduit en héros, vociféra un feld, il a été le seul à réagir. Nous devrions avoir honte.

Le gars décharné aidait au transport du mourant vers la berge. Je suivais, en portant quelques affaires du lieutenant.

— Peu importe la honte ici, soupira le type au visage de squelette.

Nous n’étions pas tout à fait abandonnés. Loin, de l’autre rive, des pièces antiaériennes ouvrirent le feu sur les vautours qui tourbillonnaient dans le ciel. Sur l’eau, les deux chalands désemparés continuaient néanmoins leur dangereux trafic. Il devait y avoir de nombreux blessés et tués à leur bord à en juger par l’agitation que l’on pouvait distinguer d’où nous étions.

Les avions russes redégringolèrent vers la terre bruyante des milliers de cris, d’appels au secours, de jurons vengeurs. Ils s’acharnèrent sur les bateaux faisant un massacre abominable.

Chaque fois que le danger s’écartait pour un instant et que nous jetions un regard par-dessus les roseaux, nous pouvions voir la tragédie. Presque tous les occupants des barques ou des chalands qui n’avaient pas été immobilisés par une blessure ou par la mort, sautaient à l’eau et tentaient à la nage une fuite éperdue. Les avions firent un quatrième passage. Tous les fusils et les spandaus de la plage les accueillirent, mettant, un peu tard, une fin à la ronde infernale. Puis une grande clameur monta, l’un des avions bolcheviks venait d’être atteint et grimpait en chandelle en dégageant un énorme panache de fumée noire. Il cabriola et piqua irrémédiablement vers le fleuve. Quelque chose se détacha de son bord, probablement le pilote, qui venait de tenter le grand saut. Son parachute, s’il en avait un, ne s’ouvrit pas. Homme et machine piquèrent à la même allure et s’éparpillèrent au contact de l’eau. Les hourras couvrirent un instant les cris des blessés sur les chalands. Vers midi, l’aviation russe refit son apparition. Cette fois, il s’agissait de chasseurs bombardiers. Ils étaient au moins une douzaine.

Entre-temps, on nous avait mis en demeure de creuser des trous d’homme ; de ces futiles abris, nous ne ménageâmes pas les cartouches sur ces oiseaux de malheur. Ce fut toujours sur notre flottille de passage que s’acharnèrent les Russes. Au moment de l’attaque, les chalands se trouvaient près de l’autre bord. La Flak essaya de maintenir à distance les chasseurs bombardiers qui foncèrent néanmoins.

Impuissants et blêmes de colère, nous vîmes les bombes filer à la surface de l’eau. Un chaland fut volatilisé avec son chargement humain, nous faisant rugir de rage. Notre flottille s’épuisait et la danse ne faisait que commencer. Déjà les « Il » prenaient de la hauteur pour mieux plonger ensuite. À mes côtés, un soldat pleurait en gueulant à tue-tête :

— Les fumiers ! les fumiers !

Les mains moites pétrissaient nerveusement la terre, manœuvraient les culasses.

— Nous n’en sortirons plus ! hurlait mon compagnon. Ils vont nous anéantir ! Fumiers ! Dieu pourri.

Et pourtant un miracle incroyable se produisit. Un miracle qui changea le ton de nos cris :

— Sieg ! Sieg ! La Luftwaffe !

Oui, neuf « Messerschmitt 109‑F » venaient d’apparaître et filaient droit sur les avions russes qui finissaient de se mettre en position d’attaque.

— Vive la Luftwaffe ! hurlions-nous de plus belle.

Déjà les avions russes, conscients de leur infériorité technique, décrochaient au plus vite. Les rafales emplirent le ciel et nous eûmes la joie immense, la joie qui nous fit jaillir de nos trous, la joie sauvage mue par un sentiment de vengeance, de voir deux « Il » bolcheviks tourbillonner dans l’air comme des perdreaux atteints par le coup du chasseur. Les cris redoublèrent. Cinq avions popovs passèrent au-dessus de nous sans que nous réalisions le danger encouru. Nous brandîmes nos poings sur leur passage :

— Vive la Luftwaffe ! Allez-y les gars, ne les laissez pas filer, hourra !