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— Qu’est-ce que vous foutez là, vous ?

Diane leva les yeux. Le toubib ne lui laissa pas le temps de répondre, comme s’il avait deviné, à travers la pluie, la réponse dans son regard — lu sa détresse dans les copeaux d’or de ses iris.

— Quel âge a-t-il ? demanda-t-il.

Elle balbutia une phrase inintelligible, puis reprit plus fort, couvrant le martèlement de la pluie sur la bâche :

— Six ou sept ans.

— Six ou sept ans ? hurla le médecin. Vous vous foutez de ma gueule ?

— C’est un enfant adopté. Je… je viens de l’adopter. Il y a quelques semaines.

L’homme ouvrit encore la bouche, hésita, puis s’abstint de répondre. Il dégrafa le blouson de Lucien, releva son pull. Diane reçut un choc au ventre. Le torse était noir. Elle mit quelques secondes à comprendre que ce n’était pas du sang : seulement de l’huile. A l’aide d’une compresse, le praticien nettoya le thorax. Sans relever le regard, il demanda :

— Il a des antécédents ?

— Quoi ?

Il plaçait des pastilles adhésives sur la poitrine nue. Il grogna :

— Des maladies ? Des problèmes de santé ?

— Non.

Il pinça les pastilles avec des électrodes.

— Vous l’avez vacciné contre le tétanos ?

— Oui. Il y a deux semaines.

Il tendit les fils au second infirmier, qui les brancha aussitôt à l’arrière d’une boîte revêtue de toile noire. Le médecin enserrait déjà le biceps du petit garçon dans le brassard d’un tensiomètre. Un bip résonna. L’homme donna de nouveaux câbles à l’infirmier, qui les connecta à un autre bloc.

Un pompier surgit sous la bâche. Il portait d’énormes gants de toile et une parka caparaçonnée. Derrière lui, un camion approchait lentement, en marche arrière. Sur son flanc était inscrit : DÉSINCARCÉRATION. D’autres silhouettes avançaient, tenant des outils barbares reliés à des câbles pneumatiques, poussant des vérins hydrauliques sur des chariots, alors que d’autres, en équipements de feu, se postaient en arc de cercle, lances et extincteurs à la main. Une attaque en règle se préparait.

— On y va ?

Le médecin, les traits striés de sueur, ne répondit pas. De nouveaux déchirements de velcro retentirent. Un écran apparut entre les mains d’un infirmier. Des lumières vertes jaillirent : des sillons, des chiffres. Pour Diane, ce fut comme si l’impossible survenait. Le langage de la vie oscillait sur ce moniteur.

La vie de Lucien.

Le pompier hurla :

— On y va, oui ou merde ?

Le docteur dressa le regard vers le pompier matelassé :

— Non, on n’y va pas. On attend le pédiatre.

— Impossible. (Il désigna le sol luisant d’essence.) Dans une minute on va tous…

— Je suis là.

Un nouveau personnage venait de se glisser sous la bâche. Hirsute, livide, plus mal fagoté encore que le premier médecin. Les deux toubibs échangèrent un discours abscons d’abréviations et d’initiales. Le pédiatre se pencha sur Lucien et entrouvrit ses paupières.

— Merde.

— Quoi ?

— La mydriase. La pupille est dilatée.

Un bref silence s’imposa entre les hommes. Le pompier tourna les talons. Les engins mécaniques approchaient inexorablement.

— Okay, prononça enfin le nouveau docteur. Sédation générale. Un Pento Celo. Où est la VHF ?

Tandis que le premier médecin et les infirmiers s’affairaient, il s’empara de l’émetteur et prit le relais des vociférations radio :

— Nouveau bilan sur l’AVP. Préparez le bloc à la neuro. Nous avons une forte suspicion d’hématome extradural. Je répète : un HED dans l’un des deux hémisphères ! (Un temps.) Nous avons une lésion neurochirurgicale et une contusion cérébrale… (Un temps encore.) Mais j’en sais rien, moi ! La mydriase est déjà là, c’est tout. Merde : c’est un môme. Il n’a pas sept ans. Daguerre. Il nous faut Daguerre au bloc ! Personne d’autre !

Le pompier réapparut. L’urgentiste lui décocha un bref signe d’assentiment. En quelques secondes, une nouvelle organisation se mit en place. Les infirmiers entourèrent l’enfant de couvertures de feutre, de coussins de toile. Plus loin, les lames des vérins glissaient sous le châssis du camion.

— Il faut sortir de là, souffla le premier médecin à Diane.

Elle regarda l’homme, l’esprit vide, puis acquiesça, abasourdie. La dernière vision qu’elle eut de Lucien fut celle d’une silhouette encadrée de planches et de couvertures, portant des lunettes de tissu rembourré sur les yeux.

Un sifflement perçant retentit dans la chambre. Diane sursauta. Presque aussitôt, une infirmière apparut. Sans un regard pour la jeune femme, elle suspendit une nouvelle poche de chlorure de sodium au portique métallique et la fixa à la perfusion.

— Quelle heure est-il ?

L’infirmière se retourna. Diane répéta :

— Quelle heure est-il ?

— Vingt et une heures. Je vous croyais partie, madame Thiberge.

Elle répondit d’un vague signe de la tête, puis ferma les yeux. Aussitôt ses paupières lui brûlèrent, comme si le moindre repos lui était interdit. Lorsqu’elle les rouvrit, la femme avait disparu.

Une nouvelle fois, ses souvenirs l’arrachèrent au présent.

— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas aller dans mon bureau ?

Diane regardait le docteur Eric Daguerre, debout près de la paroi du négatoscope. Sur le panneau de lumière se déployaient les radiographies et les scanners du crâne de Lucien. Les images se reflétaient sur le visage du chirurgien.

Elle fit non de la tête et prononça d’une voix blanche :

— Comment ça s’est passé ?

L’intervention avait duré plus de trois heures. Le médecin carra ses mains dans les poches de sa blouse.

— On a fait ce qu’on a pu.

— S’il vous plaît, docteur. Donnez-moi une réponse précise.

Daguerre ne la quittait pas des yeux. Tout le monde l’avait prévenue : il était le meilleur neurochirurgien de l’hôpital Necker. Un virtuose qui avait déjà ramené des dizaines d’enfants des rives sans retour du coma. Il attaqua :

— Votre enfant souffrait d’un hématome extradural. Une poche de sang située dans l’hémisphère droit. (Il désignait la zone sur l’une des radiographies.) Nous avons ouvert la tempe afin d’accéder à l’hématome. Nous avons aspiré le sang caillé et coagulé toute cette région. C’est ce qu’on appelle l’hémostase. Nous avons refermé, en laissant un drain aspiratif par lequel vont s’évacuer les résidus de sang. De ce point de vue, tout s’est parfaitement passé.

— De ce point de vue ?

Daguerre s’approcha de la vitre éclairée. Il était impossible de lui donner un âge précis — entre trente et cinquante ans. Ses traits acérés étaient d’une extrême pâleur mais ce teint n’évoquait pas la maladie. Au contraire : c’était une sorte de lumière. Une clarté décisive, qui jaillissait de tout le visage. Il tapota de l’index des coupes du cerveau.

— Lucien souffre d’un autre traumatisme. Une contusion bilatérale, contre laquelle nous ne pouvons pas grand-chose.

— Des zones de son cerveau ont été endommagées ?

Le chirurgien esquissa un geste vague.

— Impossible à dire. Pour l’instant, notre problème est d’un autre ordre. Le cerveau, comme n’importe quelle autre partie du corps, a tendance à gonfler sous l’effet d’un choc. Or la boîte crânienne est close : elle ne permet pas la moindre dilatation. Si l’organe se comprime trop fortement contre les parois osseuses, il ne pourra plus jouer son rôle vital. Ce sera la mort cérébrale.