Выбрать главу

C’est là-bas, dans cette douce étuve de soleil et de grillons, qu’elle prit une nouvelle résolution. Quitte à s’exclure de toute tentative organique, autant choisir une autre voie : celle de l’adoption. En définitive, Diane préférait cette orientation, qui était un vrai engagement moral et non plus une tentative tordue d’imiter la nature. Dans sa situation, c’était la décision la plus cohérente et la plus sincère. Vis-à-vis d’elle-même. Vis-à-vis de l’enfant qui partagerait sa vie.

A l’automne 1997, elle effectua ses premières démarches. On chercha d’abord, par tous les moyens, à l’en dissuader. Sur le papier, l’adoption plénière était ouverte aux célibataires. Dans les faits, il était très difficile d’obtenir l’aval de la DDASS dans une telle situation, qui pouvait suggérer des mœurs homosexuelles. Diane refusa de se décourager et rédigea son dossier de demande d’agrément. Commencèrent alors de longs mois de rendez-vous, de requêtes, d’examens qui semblaient tourner en boucle et devoir ne jamais aboutir.

Près d’un an et demi après sa première requête, rien ne s’était éclairci. Son beau-père lui proposa d’intervenir en sa faveur. Il pouvait, disait-il, donner un coup de pouce à son dossier. Diane refusa tout net. Cette intervention aurait constitué une ingérence, même indirecte, de sa mère dans son propre destin. Puis elle se ravisa. Ses hantises et ses colères ne devaient pas interférer dans un projet aussi important. Elle ne sut jamais ce que fit Charles Helikian mais, un mois plus tard, elle décrochait l’assentiment de la DDASS.

Restait à trouver l’orphelinat qui lui proposerait l’enfant — Diane avait toujours imaginé qu’il s’agirait d’un petit garçon et qu’il viendrait d’un pays lointain. Elle consulta de multiples organisations, qui parrainaient des lieux d’accueil aux quatre coins du monde, et se sentit, encore une fois, perdue. De nouveau, Charles joua l’intercesseur. Mécène à ses heures, il allouait chaque année des fonds substantiels à la fondation Boria-Mundi, qui finançait plusieurs orphelinats en Asie du Sud-Est. Si Diane acceptait de s’orienter vers cette fondation, les dernières démarches pourraient aller très vite.

Trois mois plus tard, elle se rendait à l’orphelinat de Ra-Nong, après deux voyages successifs à Bangkok pour régler les procédures administratives. Charles avait supervisé le choix du pupille et tenu compte du fait que, contrairement à la plupart des mères adoptives, Diane souhaitait recueillir un enfant âgé de plus de cinq ans. En général, les femmes optaient pour un nouveau-né parce qu’elles supposaient que l’adaptation de ce dernier serait plus aisée. Cette tendance rebutait Diane — elle la révoltait même : l’idée que certains orphelins, privés de tout, avaient eu de surcroît la malchance de trop grandir ou d’être abandonnés trop tard l’amenait naturellement à s’intéresser à ces laissés-pour-compte…

Tout à coup, le petit garçon sursauta à ses côtés. Diane ouvrit les yeux et découvrit la cabine de l’avion ensoleillée. Elle comprit qu’ils étaient en train d’atterrir. Paniquée, elle serra contre elle son enfant et sentit le contact des trains d’atterrissage sur le tarmac. Ce n’étaient pas les pneus qui brûlaient la piste, c’étaient ses propres rêves, à elle, qui se frottaient maintenant à la réalité.

5

Parmi beaucoup d’autres résolutions, Diane avait décidé de respecter, dès le premier jour, ses horaires de travail. Elle voulait habituer au plus vite Lucien au rythme de leur vie quotidienne. Or, à ce moment, elle était plongée dans la rédaction d’un rapport sur le « rythme circadien des grands carnassiers, dans le parc national de Hwange, au Zimbabwe ». Elle devait achever en urgence le document afin de requérir de nouveaux fonds auprès du WWF International, qui avait déjà cofinancé la mission en Afrique australe. Voilà pourquoi elle se rendait chaque matin au laboratoire d’éthologie de la faculté d’Orsay, où on lui avait alloué un petit bureau près de la bibliothèque, afin qu’elle puisse vérifier chacune de ses références scientifiques.

Pour prendre soin de son enfant, Diane avait engagé une jeune Thaïlandaise, étudiante à la Sorbonne, qui parlait un français impeccable et semblait ciselée pour la douceur et la tendresse. La première semaine, elle respecta sa promesse. Elle partait à neuf heures du matin, revenait à dix-huit heures. Mais, dès le lundi suivant, elle commença à craquer. Chaque matin, elle décollait un peu plus tard. Chaque soir, elle rentrait un peu plus tôt. Elle ne cessait, malgré sa résolution, de prolonger sa présence à la maison — telle une saison d’amour, qui aurait accru ses heures de lumière.

C’était un bonheur absolu.

Ses angoisses de mère adoptive reculaient à mesure que les sourires du garçon se multipliaient, que sa vivacité enfantine prenait le dessus sur ses craintes premières. A coups de gestes expressifs, de rires, de grimaces, il parvenait à se faire comprendre et semblait se glisser sans difficulté dans sa peau nouvelle de citadin. Diane acquiesçait, lui répondait en français et tentait, du mieux qu’elle pouvait, de dissimuler sa propre stupeur.

Elle avait tant de fois imaginé ce petit être qu’elle avait fini par le forger selon ses propres rêves. Mais aujourd’hui l’enfant était là, et tout était différent. C’était un garçon réel, au visage réel, au tempérament réel. Elle voyait chacune de ses suppositions voler en éclats face à cette présence. Tout se passait comme si Lucien s’arrachait sans peine de la gangue imaginaire qu’elle avait sculptée et lui offrait en retour toute l’amplitude, toute la diversité de son être, inattendu, surprenant, et toujours infiniment juste — parce que infiniment vrai.

L’heure du bain était un enchantement. Diane ne se lassait pas d’observer ce torse si menu, ce dos si blanc, cette ossature d’oiseau tendue d’énergie et de délicatesse. Elle admirait cette peau de lait, confinant à la perfection, si différente des autres enfants qu’elle avait croisés à l’orphelinat, sous laquelle palpitaient des veinules bleues et des organes légers. Elle songeait à un poussin, dont la silhouette gorgée de vie aurait affleuré sous la mince coquille.

Un autre moment de pure contemplation était l’heure du coucher, lorsque Diane racontait une histoire dans la pénombre de sa chambre. Lucien ne tardait jamais à s’endormir et c’était son tour, à elle, de se laisser bercer par les sensations ténues qui couraient sous ses doigts. Cette chaleur subtile de la peau. Cette oscillation imperceptible de la respiration. Et ces cheveux si fins, si déliés qu’ils paraissaient requérir une attention particulière de la part des doigts — une aptitude secrète du toucher. D’où pouvaient provenir de tels cheveux ? De quelle forêt de gènes ? Ailleurs. C’était toujours ce mot qui lui venait aux lèvres dans l’obscurité. Ailleurs. Chaque trait, chaque détail de ce corps lui rappelait les origines lointaines de l’enfant et semblait pourtant le rapprocher d’elle, l’unir à sa solitude parisienne.

La personnalité de Lucien se dressait à la manière d’un édifice de verre, qui révélait au fil des jours ses architectures, ses détours, ses sommets. Elle s’était toujours imaginé que Lucien serait un être turbulent, agité, imprévisible. Il était au contraire d’une douceur, d’une grâce déconcertantes. Malgré ses manières de sauvage — il mangeait avec ses doigts, renâclait à se laver, courait se cacher au moindre visiteur —, il faisait toujours preuve, en profondeur, d’une sensibilité, d’une intuition qui ravissaient la jeune femme. Pourquoi le nier ? Lucien ressemblait, trait pour trait, au garçon qu’elle aurait voulu elle-même enfanter.