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— Nous avions un intercesseur.

— Qui ?

— Eugen Talikh.

Diane éclata d’un rire dément.

— Talikh ? Que vous aviez emprisonné ? Dont vous aviez tué les frères ?

Mavriski avança encore. Il n’était plus qu’à quelques centimètres — elle pouvait détailler le moindre relief de son faciès d’aigle.

— Vous avez raison, dit-il d’une voix tout à coup très calme. Ce salopard n’aurait jamais accepté de négocier avec nous. Nous avons dû utiliser une autre méthode.

— Quelle méthode ?

— La méthode douce.

— Quelle méthode douce ?

L’homme poursuivait son propre fil :

— Et c’est Sadko qui a assuré ce rôle.

— Qu’est-ce que vous racontez ? Comment Sadko aurait-il pu amadouer Talikh ?

Mavriski recula. Ses arcades se haussèrent brusquement en une expression de surprise. Il dit, d’un ton amusé :

— Je m’aperçois que j’ai omis de vous livrer un détail essentiel.

Diane hurla. Sa rage se débattait contre le froid, sa raison contre la démence.

— QUEL DÉTAIL ?

— Sadko était une femme.

Diane répéta, crucifiée de stupeur :

— Une… une… une femme ?

Des pas retentirent sur sa droite. Diane se tourna vers la zone d’ombre, au-delà des néons. Au fil de son aventure, elle avait démontré sa force, son intelligence, son sang-froid. Pourtant, en cet instant, elle redevint la grande fille voûtée, malhabile, hésitante, de son adolescence.

Elle demanda à l’intention de la silhouette qui se profilait dans la lumière :

— Maman ?

68

Elle ne lui avait jamais semblé aussi belle.

Elle portait une tenue blanche d’après-ski d’une grande marque italienne. Pas une ombre, pas un faux pli dans cette élégance acrylique. C’est à hauteur de visage que Diane repéra les failles. Sous son bonnet rouge, les mèches blondes de sa mère paraissaient presque blanches, vidées de couleur et de vie. Et ses yeux, toujours si clairs, si bleus, ressemblaient maintenant à des cloques de glace. Diane aurait aimé trouver une réplique à la hauteur de la situation mais elle ne put que répéter :

— Maman ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Sybille Thiberge répondit d’un sourire :

— C’est l’histoire de toute ma vie, ma chérie.

Diane vit qu’elle braquait, comme les deux autres, un pistolet automatique. Elle reconnut le modèle : un Glock, comme celui qu’elle avait utilisé à la fondation Bruner. Inexplicablement, elle puisa dans ce détail de nouvelles forces. Elle ordonna :

— Raconte. Tu nous dois la vérité.

— Vraiment ?

— Oui. Pour la simple raison que nous sommes parvenus jusqu’ici pour l’écouter.

Sourire. Cette fêlure si lisse, si familière, que Diane exécrait depuis l’adolescence.

— C’est vrai, admit Sybille, mais je crains qu’on n’en ait pour un moment…

Diane embrassa la salle d’un seul regard : les chaînes, les sarcophages, la table chirurgicale.

— La nuit est à nous, non ? Je suppose que votre expérience ne commencera qu’au lever du jour.

Sybille acquiesça. Les deux Slaves l’entouraient maintenant. Leur haleine se résolvait en fines parcelles de cristal. La chapka brune de l’un et le bonnet blanc de l’autre scintillaient de givre. Le spectacle de ces deux hommes immobiles, entourant sa mère, atteignait une perfection effrayante. Mais ce n’était pas cela qui clouait Diane : c’était le regard d’adoration que les tortionnaires lui accordaient.

— Je ne suis pas sûre que tu comprennes l’essence de mon destin, reprit Sybille. Ses motivations. Ses raisons primordiales.

— Et pourquoi pas ?

Sybille jeta un regard distrait à Giovanni puis revint planter ses yeux dans ceux de sa fille.

— Parce qu’il s’agit d’une époque que tu ignores. D’un souffle dont tu n’as même pas idée. Votre génération n’est qu’une gangue vide, une souche morte. Pas de rêves, pas d’espoirs, pas même de regrets. Rien.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

La mère continuait, comme pour elle seule :

— Vous vivez dans l’ère de la consommation, du matérialisme doré. Vous n’êtes plus obsédés que par votre petit nombril. (Elle soupira.) Après tout, vous tenez peut-être ce manque d’imagination de notre propre flamme. Nous avons été si passionnés, si exaltés, que nous vous avons tout pris…

Diane sentait monter en elle une colère familière.

— De quoi parles-tu ? Quel rêve avons-nous manqué ?

Il y eut un temps d’arrêt. Un silence empli d’étonnement, comme si sa mère mesurait un gouffre dans l’ignorance de sa fille. Puis elle articula, ses lèvres s’arrondissant en une courbe de respect :

— La révolution. Je te parle de la révolution. La fin des inégalités sociales. Le pouvoir du prolétariat. Les biens enfin rendus à ceux qui maîtrisent les moyens de production. La mort de l’exploitation de l’homme par l’homme !

Diane était frappée de stupeur. Ainsi, la clé de voûte de l’édifice, le nombre d’or du cauchemar, tenait en quatre syllabes. Le débit de sa mère s’accéléra :

— Oui, ma petite fille. La révolution. Ce n’était pas une illusion. C’était une colère, une évidence. Il était possible de renverser le système qui structurait nos sociétés, qui aliénait nos esprits. Nous pouvions libérer l’homme de sa prison sociale et mentale. Créer un monde de justice, de générosité, de lucidité. Qui pourrait prétendre que ce rêve n’était pas le plus grand, le plus merveilleux de tous ?

Diane ne pouvait croire que c’était la bourgeoise du boulevard Suchet qui parlait. Elle tentait d’associer ces paroles à une réalité qu’elle aurait connue jadis. Mais jamais elle n’avait entendu sa mère parler de communisme, ni même de politique. Elle renonça à chercher. La réponse allait venir. La réponse était toute l’histoire :

— En 1967, j’avais vingt et un ans. Je suivais une licence de psychologie à la faculté de Nanterre. Je n’étais encore qu’une petite-bourgeoise, mais je me dévouais corps et âme à mon époque. J’étais passionnée par le communisme et par la psychologie expérimentale. J’espérais, avec la même ferveur, me rendre à Moscou pour m’imprégner des préceptes du socialisme et étudier sur le campus de Berkeley, aux Etats-Unis, où des chimistes plongeaient dans des zones inexplorées du cerveau grâce au LSD ou à la méditation.

« Mon héros s’appelait Philippe Thomas. Il était un des professeurs de psychologie les plus réputés de Nanterre mais aussi une figure marquante du parti communiste. Je suivais tous ses cours. Il me paraissait magnifique, immatériel, inaccessible…

« Lorsque j’ai appris qu’il cherchait des sujets pour passer des tests dans son laboratoire de psychologie, à l’hôpital de Villejuif, je me suis portée volontaire. Thomas travaillait alors sur l’inconscient et l’émergence des facultés paranormales. Il avait initié une série d’études parapsychologiques, dans la lignée de celles que pratiquaient certains hôpitaux américains. Dès le début 68, j’ai commencé à me rendre à Villejuif. Cela a été une déception : les tests étaient fastidieux — il fallait deviner, pour l’essentiel, la couleur de cartes cachées — et Thomas ne venait jamais dans cette unité.

« Pourtant, plusieurs mois plus tard, le maître en personne m’a convoquée. Mes résultats étaient statistiquement significatifs. Thomas m’a proposé d’initier une série d’examens plus soutenus, avec lui-même dans le rôle de l’expérimentateur. Je ne sais, à ce moment, ce qui m’a causé le plus grand choc : le fait d’apprendre que j’étais une médium ou que j’allais passer des semaines dans l’intimité de mon idole.