Выбрать главу

« Je me suis lancée à fond dans ces travaux. Je savourais toutes ces heures vécues près de celui que j’appelais désormais Philippe. Pourtant son attitude m’inquiétait. J’avais l’impression qu’il traquait en moi une force, un phénomène qui le fascinait. Bientôt j’ai compris qu’il pensait posséder lui-même une faculté. Non un pouvoir de perception extrasensorielle, mais un pouvoir de psychokinèse. Il se croyait capable d’influencer la matière à distance — notamment les métaux. En fait, il avait dû parvenir, une fois ou deux, à ce résultat, mais il était incapable de provoquer cette faculté sur commande. Peu à peu, cette vérité m’est apparue : il était jaloux de mes dons.

« Les événements de mai 68 ont éclaté. Philippe et moi sommes devenus amants sur les barricades. J’éprouvais la sensation de caresser la chair d’un rêve, d’un idéal qui se révélait avoir un corps. Mais une houle de terreur s’est aussitôt levée entre nous. A la faveur d’un seul regard, durant les secondes-siècles où il a joui en moi, j’ai vu dans ses yeux briller l’éclat de la haine.

« Je n’ai saisi que plus tard ce qui arrivait. Thomas était un être de théorie. Un personnage qui se rêvait lui-même comme un flux d’idées, d’aspirations supérieures, de forces spirituelles. Or, je l’avais rappelé à sa réalité ordinaire : il n’était qu’un homme, possédé par mon corps. A ses yeux, je devenais l’instrument de sa propre chute, de sa propre déchéance. Un objet de maléfice.

« Il n’a fallu que quelques semaines pour que l’insurrection s’achève. Les ouvriers ont repris leur travail et les étudiants sont rentrés dans le rang. Thomas a fait son deuil de toute action révolutionnaire en Europe. Certains de nos camarades, écœurés, ont abandonné le combat politique, d’autres au contraire sont entrés dans la lutte armée — le terrorisme. Philippe a conçu un autre projet : passer à l’Est. Rejoindre les terres communistes, éprouver le système qu’il avait si longtemps défendu. En réalité, il voulait surtout intégrer les laboratoires de parapsychologie russes. Il était persuadé qu’il parviendrait, là-bas, à susciter son propre pouvoir psychokinétique. Son problème était qu’il n’avait rien à offrir aux Soviétiques. Pour franchir le Rideau de fer, à cette époque, il fallait démontrer son utilité pour le système. Thomas a alors compris qu’il tenait une monnaie d’échange : moi.

« Sous prétexte d’un voyage officiel à Moscou, nous nous sommes rendus plusieurs fois à l’ambassade d’URSS. Thomas connaissait plusieurs responsables diplomatiques. C’est dans un de ces bureaux gris, aux voilages crasseux, que nous nous sommes livrés à des tests parapsychologiques. Thomas a échoué mais j’ai obtenu des résultats d’exception. Les Russes ont d’abord cherché à démasquer l’astuce, puis ils ont compris qu’ils se trouvaient devant le sujet psi le plus puissant qu’ils aient jamais rencontré. Dès ce moment, les choses se sont précipitées.

« Il ne faisait aucun doute que je suivrais Philippe. Même si son état mental ne cessait de décliner. En une seule année, il avait dû séjourner deux fois en clinique. Il ne cessait d’osciller entre des phases maniaques et dépressives. Il était obsédé par la douleur, la violence, le sang. Malgré cela — peut-être même à cause de cela —, je l’aimais plus encore.

« En janvier 69, nous avons assisté à un congrès sur les sciences cognitives à Sofia, en Bulgarie. Des hommes du KGB nous ont contactés et nous ont donné des papiers d’identité soviétiques, aux noms de Maline et Sadko. C’était brutal, sombre, inquiétant : c’était tout ce que nous attendions. Quarante-huit heures plus tard, nous étions en URSS.

« Dès notre arrivée, la déception a été complète. Nous pensions être accueillis comme des héros : on nous traitait comme des espions. Nous avions rêvé d’un monde égalitaire. On ne découvrait ici qu’un univers d’injustice, de tricherie, d’oppression.

« La rancœur de Philippe s’est reportée sur moi. Il est devenu irascible, cruel. Plus que jamais il me désirait, et ce désir était pour lui une humiliation permanente. Le matin, quand je me réveillais, je découvrais des entailles sur ma peau. C’était Philippe lui-même qui me blessait, pendant mon sommeil, à l’aide des aiguilles et des lames qu’il utilisait pour ses expériences psychokinétiques.

« Je déclinais à vue d’œil. Les tortures de Thomas, le froid, la malnutrition, l’isolement — et les tests psi auxquels je devais me soumettre chaque jour dans des laboratoires malpropres : tout contribuait à me détruire. Je perdais la tête. Je perdais mon corps. Et je ne possédais même plus ce qui avait constitué jusqu’à ce jour mon identité de femme : je n’avais plus de sang. Depuis plusieurs semaines, je savais que j’étais enceinte.

« En mars 69, les hommes du Parti nous ont annoncé notre transfert dans un laboratoire situé à huit mille kilomètres de Moscou, quelque part en Mongolie. Cette nouvelle perspective m’a pétrifiée. Philippe, au contraire, a repris confiance. Quand je lui ai révélé que j’attendais un enfant, il m’a à peine écoutée. Il ne voyait qu’une chose : nous étions mutés dans l’institut le plus secret de l’Empire soviétique. Nous allions enfin pouvoir travailler sur les phénomènes paranormaux, profiter des connaissances des Russes dans ce domaine.

« Je savais que mon accouchement à Moscou ne serait pas un sommet de technologie, mais je ne m’attendais pas à ce degré de barbarie, de violence. J’étais trop épuisée pour accoucher normalement. Je ne parvenais pas à contracter les muscles de mon diaphragme, de mon abdomen. La dilatation du col utérin ne s’effectuait pas assez largement. Les infirmières, affolées, ont appelé le médecin de garde qui est arrivé complètement ivre. Son haleine chargée de vodka était plus forte que les effluves d’éther qui planaient dans la salle. Et cet ivrogne, avec ses gestes tremblants, a alors utilisé les forceps.

« Je sentais ses instruments de métal qui m’écartaient, m’écorchaient, me blessaient jusqu’au fond de mes entrailles. Je hurlais, je me débattais et lui replongeait dans mon ventre, avec ses crochets de fer. Il a enfin opté pour une césarienne. Mais l’anesthésie n’a eu aucun effet sur moi. Les produits étaient périmés.

« Il n’y avait plus qu’une solution : pratiquer l’opération à vif. Ils m’ont ouvert le ventre alors que j’étais toujours consciente. J’ai senti l’effroyable brûlure de la lame, puis j’ai vu mon sang éclabousser les blouses et les murs, je me suis évanouie. Quand je me suis réveillée, douze heures plus tard, tu reposais à côté de moi, dans un berceau en plastique. Je ne savais pas encore que l’opération m’avait rendue stérile, mais cette nouvelle m’aurait comblée de joie. A ce moment, si je n’avais pas été trop faible pour bouger, je t’aurais projetée de toutes mes forces contre le carrelage.

Le « tu » mortifia Diane. Telle avait donc été son entrée dans le monde. Par les portes du sang et de la haine. Voilà enfin une vérité qui la concernait : elle était la fille de deux monstres : Sybille Thiberge et Philippe Thomas. Elle ressentit une étrange chaleur, une sorte de bienfaisance. A travers ce chaos, elle ne voyait qu’une vérité : elle avait échappé à leur atavisme. Elle avait traversé le déterminisme génétique comme un voile léger, un rideau sans effet. Déséquilibrée, foldingue, bizarre, peut-être : mais en aucun cas elle ne ressemblait à ces deux bêtes sauvages.

Sa mère reprenait déjà :

— Nous sommes partis pour la Mongolie deux mois plus tard, durant l’automne 1969. J’ai découvert le froid absolu. J’ai découvert l’immensité du continent, qui pouvait déployer, durant vingt-quatre heures, la même forêt, sans que rien ni personne n’apparaisse jamais. Les gares lézardées par le gel ressemblaient à des camps militaires. Tout était kaki, hostile, jalonné de vareuses et de kalachnikovs. Tout semblait ligoté par les câbles télégraphiques ou les fils barbelés. J’avais l’impression de m’enfoncer dans un goulag sans fin.