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« Je me souviens encore du bruit des wagons qui s’entrechoquaient, du claquement inlassable des rails. C’était comme une respiration d’acier, qui relayait mon propre souffle. Moi-même j’étais devenue une femme de métal, constituée d’un alliage implacable. Métal des instruments qui avaient fourragé dans mon ventre. Métal qu’utilisait Philippe pour me mortifier chaque nuit. Métal que je conservais toujours, maintenant, sur moi, pour me défendre de lui et des autres. Je n’éprouvais plus qu’un désir inextinguible de vengeance. Et je le savais — mon intuition psi me le soufflait : au bout de la taïga, je parviendrais à réaliser ma vengeance.

69

La chaleur des néons ne suffisait plus à contrecarrer la morsure du froid. Diane sentait ses membres s’engourdir, se paralyser. Allait-elle tenir jusqu’à la fin de l’histoire ? Jusqu’à l’aube ?

Mavriski et Sacher ne bougeaient pas. Ils écoutaient les paroles de Sybille Thiberge comme un véritable discours des origines. Leurs visages étaient empreints d’une gravité de statue. Seuls, leurs yeux scintillaient sous les crêtes de givre des chapeaux. Diane songeait à ces animaux de pierre qui surveillent le seuil des temples chinois.

La mère maudite reprit :

— Lorsque nous sommes arrivés dans le tokamak, les parapsychologues avaient déjà perverti leurs travaux. Thomas a tout de suite été séduit par la cruauté de ces manipulations. Moi j’y voyais simplement une nouvelle étape dans ma propre malédiction. Je vivais tout cela avec une froide indifférence.

« Pourtant, quand ils ont arrêté les chamans tsevens, j’ai décidé d’agir. En deux années, le rapport de force s’était totalement inversé entre les autres chercheurs et moi. Malgré leur folie, malgré leur cruauté, ils étaient tombés, l’un après l’autre, amoureux de moi. C’est moi qui leur ai appris le français. Moi qui recueillais leurs confidences alcoolisées. Moi encore qui leur offrais quelques parcelles de tendresse. Ils m’adoraient, me vénéraient, et me respectaient plus que tout dans cet enfer.

Diane imaginait ces tortionnaires slaves. Sa mère lui apparut comme une Gorgone démente.

— Je les ai convaincus qu’ils ne parviendraient à rien avec leurs méthodes sanguinaires, que le seul moyen d’accéder à ces pouvoirs était de nous initier, à notre tour. Je savais comment persuader Talikh de nous aider…

Diane l’interrompit brutalement :

— Je n’y crois pas. Vous tuez des sorciers sibériens, vous mettez Talikh en taule, vous brûlez tous ses frères, et il suffirait que tu viennes lui faire les yeux doux dans sa cellule pour qu’il exécute tes ordres ? Ton histoire est bidon.

Les traits de Sybille se crispèrent.

— Tu sous-estimes mes charmes, ma chérie. Mais c’est vrai : j’avais tort. A ce moment, Eugen possédait déjà un autre plan.

— Quel plan ?

— Sois patiente. Respecte la chronologie de l’histoire.

Paul Sacher reprit la parole. Il était l’homme de la précision :

— A la fin du mois d’avril, nous avons libéré Talikh et les chamans tsevens. Ils étaient neuf. Nous nous sommes réunis ici même, dans cette salle. Je les revois encore. Leurs visages amaigris, leur peau dure comme l’écorce, leurs deels noires et usées. A nous tous, nous avons fermé le cercle. Le concile a pu commencer.

— Le concile ?

Sybille précisa :

— L’iluk, en langue tsévène. Un conseil religieux, comme les réunions des évêques du Vatican, sauf qu’ici il s’agissait de chamans. Les chamans les plus puissants de Mongolie et de Sibérie. Nous nous tenions dans une couronne de pierre : les Tsevens ont baptisé notre rencontre le « concile de pierre ».

L’ethnologue se réveilla en Giovanni, qui demanda :

— L’initiation, comment s’est-elle déroulée ?

Sybille enveloppa l’Italien d’un regard méprisant.

— Acquérir un secret, c’est passer de l’autre côté d’une ligne. Le révéler, c’est revenir en deçà. Nous avons été guidés par les chamans dans la forêt. Progressivement, nous avons quitté les habitudes des hommes, nous avons oublié la parole, nous nous sommes nourris de chair crue. La taïga nous a alors pénétrés, déchirés, détruits. L’expérience a été une véritable mort mais, au terme de l’épreuve, nous sommes revenus à la vie, les mains chargées du pouvoir.

Diane demanda :

— Quel pouvoir au juste ?

— L’initiation nous a permis d’approfondir le don que nous possédions déjà, jusqu’à son paroxysme.

Elle recommençait à trembler. Le froid et la vérité s’injectaient dans son sang. Elle savait qu’à ce stade physique le corps perd un degré toutes les trois minutes. Allaient-ils tous mourir de froid ? Elle questionna encore :

— Qu’avez-vous fait des chamans tsevens ?

Mavriski s’inclina, adoptant une expression de faux repentir.

— Nous les avons tués. Notre histoire était l’histoire de l’infamie. L’histoire d’un pouvoir et d’une ambition sans limites. Nous voulions être les seuls à posséder ces secrets.

— Et Talikh ? hurla Diane.

Sacher répliqua :

— Il n’était plus temps de nous battre entre nous. Les commissaires du Parti arrivaient, avec de nouvelles troupes, pour enquêter sur l’accident nucléaire. Seule Suyan, la sorcière qui t’a sauvée, nous a échappé.

Diane s’adressa à sa mère :

— Toi et Thomas : comment êtes-vous rentrés en France ?

— Le plus simplement du monde. Après nous être fait oublier quelque temps à Moscou, nous avons réussi à contacter l’ambassade de France. Il nous a suffi de jouer aux transfuges repentis.

— Et les Russes vous ont laissés partir ?

— Deux parapsychologues français, issus d’un laboratoire qui n’avait pas donné l’ombre d’un résultat. Dans l’URSS de Brejnev, il y avait d’autres chats à traquer.

Diane imagina la suite à haute voix :

— Alors vous êtes revenus dans votre pays d’origine, anonymes parmi les anonymes, comme van Kaen, Jochum, Mavriski, Sacher… Durant toutes ces années, vos facultés psi vous ont permis d’accéder au pouvoir, à la fortune.

Sybille ricana. Ses yeux paraissaient voilés de fièvre.

— Tu ne comprendras jamais ce que nous possédons, ce que nous abritons en nous-mêmes. La réalité matérielle n’a aucune importance à nos yeux. Nous ne nous sommes jamais intéressés qu’à nos propres facultés. Ces mécanismes merveilleux qui sont à l’œuvre dans notre esprit, que nous pouvons scruter, observer, manipuler selon notre volonté. Souviens-toi : il n’y a qu’une seule façon d’étudier les facultés psi — les posséder. Tu ne pourras jamais envisager de tels horizons.

Diane répondit avec lassitude :

— Au fond, peu importe. Mais il y a une dernière énigme.

— Laquelle ?

Elle ouvrit les mains. Les engelures commençaient à lui ronger l’extrémité des doigts. Elle comprit à ce signe que son cœur ralentissait déjà ses battements et n’irriguait plus sa peau et ses membres.

— Pourquoi revenez-vous ici, aujourd’hui ?