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Diane attrapa Giovanni par le bras et l’entraîna dans sa course. Ils longèrent la clairière, en s’éloignant des bâtiments du laboratoire. Tout à coup le sol se déroba sous leurs pas. Ils chutèrent le long d’une pente abrupte, se blessèrent contre des arêtes de pierre, puis s’écrasèrent dans la terre meuble. Aussitôt Diane palpa la zone qui l’entourait : elle avait perdu ses lunettes. A quelques mètres de là, Giovanni était dans la même position. Ce simple détail l’anéantit : deux pauvres humains, bigleux, poussiéreux, vulnérables, face à des animaux surpuissants. Pourtant, quand ses mains attrapèrent sa monture, elle s’aperçut que le loup avait disparu. Le chasseur renonçait, pour l’instant. Giovanni balbutiait, fixant ses propres verres sur son nez.

— Mais que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ?

Diane évaluait déjà la distance qui les séparait de l’aire où sa mère avait franchi le seuil ultime. A priori, quatre cents mètres, plein ouest. C’était risqué mais il n’y avait pas d’autre solution. « Attends-moi là », ordonna-t-elle. Elle s’arc-bouta le long de la pente, attrapant des racines pour s’aider dans son ascension. « Pas question », rétorqua Giovanni en lui emboîtant le pas.

Ils remontèrent ensemble et plongèrent de nouveau dans les vagues végétales. Diane ne possédait pas un sens de l’orientation très sûr mais le souvenir de l’ours brûlait dans sa mémoire. Ils rampèrent, parmi les herbes, jusqu’à l’emplacement de la transmutation. Diane trouva les vêtements de sa mère. Elle fouilla et débusqua sans difficulté le Glock. Un calibre 45. Elle extirpa le chargeur de la crosse et compta : quinze balles, plus une dans la culasse. Elle songea aux armes des deux autres adversaires. Cela valait-il le coup d’aller les récupérer ? Non : trop dangereux. Sans un bruit, sans un effleurement, ils revinrent sur leurs pas et descendirent de nouveau le versant de terre.

Diane s’efforça d’analyser la situation. Ils étaient trois. Trois prédateurs guidés par leur pur instinct de chasseurs. Trois animaux de puissance et de destruction. Des bêtes intuitives, sensitives, dotées de capteurs omniscients. Des combattants parfaitement réglés, parfaitement adaptés à leur environnement. Cette idée même était inexacte : ils n’étaient pas adaptés à la nature, ils étaient la nature. Ils en partageaient les lois, les forces, les rythmes. Cette vibration même était leur raison d’être. Elle était leur « être ».

Elle se tourna vers son compagnon :

— Giovanni, écoute-moi attentivement. La seule chance de nous en sortir, c’est de ne plus appréhender notre environnement comme le ferait un être humain, tu comprends ?

— Non.

— Il n’existe pas une forêt unique, continua-t-elle, mais autant de forêts que d’espèces animales. Chaque bête perçoit, découpe, analyse l’espace en fonction de ses besoins et de ses perceptions. Chaque animal construit son propre monde et ne voit rien au-delà. C’est ce qu’on appelle, en éthologie, l’Umwelt. Si nous voulons sauver notre peau, nous devons absolument prendre en compte le point de vue de nos ennemis. L’Umwelt de l’ours, du loup, de l’aigle. Parce que tels sont nos véritables terrains de combat, et non ce paysage que nous captons avec nos cinq sens humains. Pigé ?

— Mais… mais… on sait rien de…

Diane ne put retenir un sourire de fierté. Depuis combien de temps étudiait-elle ces mécanismes ? Jusqu’à quel degré avait-elle pénétré ces systèmes de perception, ces stratégies d’affrontement ? Dans la brûlure glacée du vent, elle prit le temps de décrire le profil de chaque adversaire.

L’AIGLE : l’oiseau voyait tout. Son œil, de forme tubulaire, lui permettait d’effectuer des agrandissements prodigieux. Survolant la forêt à cent mètres de hauteur, il était capable de focaliser son attention sur un minuscule rongeur au point que ce dernier occupât totalement la surface de sa rétine. A cet instant, il pouvait réaliser un autre miracle : appliquer son acuité visuelle dans deux directions différentes. Tout en se concentrant sur sa cible, située droit devant lui, il pouvait simultanément faire le point au-dessous de lui, dans l’axe de ses serres, afin de préparer son mouvement de capture.

Alors l’amplitude de ses ailes — trois mètres environ — jouait à plein. L’aigle fondait sur sa proie à une vitesse de quatre-vingts kilomètres à l’heure mais, parvenu près d’elle, ralentissait, en quelques fractions de seconde, à la vitesse d’un homme au pas, dans le plus parfait silence. La victime ne se sentait même pas mourir. Bec et serres s’enfonçaient dans son échine avant même qu’elle n’ait sursauté.

La seule faille du rapace était sa dépendance à la lumière. L’extrême profondeur de son œil assombrissait son champ de vision et ne lui permettait de voir qu’en toute clarté. Le rapace attaquerait donc de jour. Aux premiers instants du crépuscule, le combat serait terminé pour lui. C’était une faible consolation. Parce que, d’ici là, rien ni personne n’échapperait à l’acuité de son regard.

LE LOUP : la nuit constituait au contraire son espace de force, son territoire privilégié. Les yeux du loup ne disposaient que d’une vision monochrome, mais possédaient un autre atout : un tissu particulier sur la rétine, le tapetum lusidum, qui lui conférait une vision parfaite, même dans l’obscurité totale. Il possédait aussi une perception du mouvement extraordinaire. Capable de détecter, à plus d’un kilomètre, le déplacement d’une main, il pouvait même en capter le degré de nervosité. La moindre trace d’anxiété, de faiblesse, déclenchait alors son réflexe d’attaque. Sans compter qu’à la même seconde son odorat lui permettait d’analyser les molécules olfactives propres à la transpiration, et, plus profondément, à la peur.

Oui : le loup attendrait la nuit pour passer à l’assaut. C’était ce que Diane se répétait, afin de s’octroyer, mentalement, un certain répit. En réalité, elle n’était sûre de rien. Car l’animal les avait déjà poursuivis, détectant leur vulnérabilité. Cette première fulgurance démontrait que le spécimen était un alpha, un chef de meute, qui n’hésiterait pas à attaquer de nouveau, au moindre signe de peur, de fatigue — ou à la moindre blessure. Diane observait Giovanni, qui tremblait de la tête aux pieds, et saisissait que le canis lupus campestris allait les suivre à travers la forêt comme un sillon d’évidence.

L’OURS : il ne voyait rien, ou presque, et son ouïe n’était pas exceptionnelle. Mais son sens olfactif était sans équivalent. La surface de la muqueuse par laquelle il captait les odeurs était cent fois plus grande que celle de l’homme. Le grizzli était capable de retrouver son chemin à plus de trois cents kilomètres, en se repérant seulement à l’odorat, ou encore de suivre une infime fragrance, portée par le vent, alors même qu’il nageait dans un torrent.

Mais le principal danger de l’ours venait d’ailleurs : tout simplement de sa force. Le grizzli était l’animal le plus puissant du monde. Capable de briser la colonne vertébrale d’un élan d’un coup de patte, ou de faire craquer les membres d’un caribou avec ses mâchoires, l’ours était l’ennemi à éviter entre tous. Une bête solitaire, si peu habituée aux comportements sociaux que sa gueule ne trahissait jamais son état d’esprit. Un animal puissant, cruel, implacable, habitué à régner sur son territoire, qui ne craignait aucun autre rival que ses propres congénères. Les femelles en savaient quelque chose. A chaque printemps elles devaient se battre contre leur mâle afin qu’il ne dévore pas leurs petits.