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Au lever du soleil apparut un épais brouillard blanc, comme souvent, les matins d’automne, sur les hauteurs de l’île. Près de leurs cabanes et leurs maisons, dans les ruelles de Dix-Aulnes, les villageois, sans savoir si les Kargues étaient proches ou lointains, attendirent, armés de leurs arcs et des lances qu’ils venaient de forger, tous silencieux, tentant de percer le brouillard qui leur dissimulait formes, distances et dangers.

Parmi eux se trouvait Dan. Toute la nuit il avait travaillé à la forge, ouvrant et fermant le long soufflet en peau de chèvre qui nourrissait d’air le foyer. Mais maintenant, après avoir œuvré de la sorte, ses bras tremblaient tellement et lui faisaient si mal qu’il était incapable de pointer le javelot qu’il avait choisi. Il ne voyait pas comment il pourrait combattre, être d’un quelconque secours aux villageois, voire même être l’artisan de son propre salut. Son cœur souffrit la torture à la pensée qu’il lui faudrait périr si jeune sur une lance kargue et partir pour le pays des ténèbres sans même connaître son nom secret, son vrai nom d’homme. Il abaissa les yeux sur ses maigres bras, humides dans la brume matinale, et reporta sa fureur sur sa faiblesse ; car par ailleurs il connaissait ses points forts. Le pouvoir résidait en lui, s’il savait en faire usage ; il se mit à songer à tous les sorts qu’il avait emmagasinés, en quête d’un procédé pouvant donner à ses compagnons et à lui-même un avantage, ou tout au moins une chance. Mais la nécessité seule ne suffit point à libérer un pouvoir ; indispensable se révèle le savoir.

À présent le brouillard s’effilochait à la chaleur du soleil dénudé qui brillait au-dessus du pic dans le ciel vif. Tandis que les brumes s’écartelaient en longues traînes et en fumerolles fugaces, les villageois aperçurent une horde de guerriers lancés à l’assaut de la montagne. Ils étaient protégés par des heaumes de bronze, des jambières, des plastrons de cuir épais ainsi que des boucliers de bois et de bronze, et étaient armés d’épées, et de la longue lance kargade. Comme un mince serpent clinquant, ils remontaient la berge escarpée de l’Ar, suffisamment proches pour qu’on vît leurs visages blancs et perçût les mots de jargon qu’ils se lançaient l’un l’autre. Cette horde d’envahisseurs comptait une centaine d’hommes environ, ce qui est peu ; mais, au village, il n’y avait que dix-huit hommes et adolescents.

Mais la nécessité finit par faire surgir le savoir : Dan, voyant le brouillard dériver et s’amenuiser sur le chemin des Kargues, entrevit le sort qui pouvait convenir. Un vieux changeur de temps du Val désireux de prendre l’enfant à son service lui avait enseigné plusieurs charmes. L’un de ces tours s’appelait la mise en brouillard, un sort-lieur qui rassemble les brumes en un endroit pendant un certain temps ; grâce à cela, un magicien doué en illusion peut modeler ce brouillard pour produire des semblants de spectres qui tiennent quelque temps, puis s’évanouissent. Ceci n’entrait pas dans les capacités de Dan, mais son intention était différente, et il eut la force de mener le sortilège vers ses propres fins. Rapidement, à haute voix, il nomma les lieux et limites du village, puis énonça le charme de mise en brouillard tout en y glissant les mots d’un sort de dissimulation ; et enfin il cria le mot destiné à faire opérer la magie.

À l’instant même son père survint derrière lui, et lui porta sur le côté de la tête un rude coup qui le fit choir. « Tais-toi, idiot ! Ferme donc ta bouche de bon à rien et cache-toi si tu n’es pas capable de te battre ! »

Dan se releva. Il entendait maintenant les Kargues à l’autre bout du village, guère plus loin que le grand if dans la cour du tanneur. Leurs voix étaient tout aussi nettes que les cliquettements et les crissements de leurs harnais et de leurs armes, mais on ne les voyait pas. Le brouillard s’était regroupé et épaissi autour du hameau dans une luminosité blême, au point qu’il fut bientôt malaisé d’y voir ses propres mains.

— « J’ai réussi à cacher tout le monde », dit Dan d’une voix terne, sa tête résonnant encore du coup que lui avait assené son père ; et la double incantation avait considérablement diminué ses forces. « Je vais maintenir ce brouillard aussi longtemps que possible. Va chercher les autres et mène-les à la Haute Chute. »

Le forgeron fixa alors son fils, qui se tenait dans l’étrange et moite brume, comme enveloppé d’un linceul. Il lui fallut une minute pour saisir ce que voulait dire Dan, mais lorsqu’il comprit, il courut sur-le-champ et sans bruit, connaissant tous les coins du village, pour transmettre à chacun la consigne. Au cœur du brouillard gris surgit tout à coup une lueur rouge : les Kargues venaient de mettre le feu au toit d’une chaumière. Cependant ils ne s’avancèrent pas à l’intérieur du village, mais décidèrent d’attendre à l’entrée que la brume se lève et dénude leurs proies et leur butin.

C’était la maison du tanneur qui était en flammes ; celui-ci envoya deux ou trois garçons se faufiler droit sous le nez des Kargues, se gausser d’eux, hurler puis disparaître de nouveau comme la fumée parmi la fumée. Pendant ce temps, rampant derrière les clôtures et courant de chaumière en chaumière, les hommes parvinrent non loin des guerriers regroupés, en direction desquels ils envoyèrent une volée de flèches et de javelots. Un Kargue tomba transpercé d’une pointe encore chaude de la forge. D’autres furent blessés par les flèches, et tous écumèrent de rage. Ils chargèrent alors pour décimer leurs dérisoires attaquants, mais ne trouvèrent, empli de voix, que le brouillard qui les environnait. Ils se dirigèrent vers les voix en perçant la brume de leurs grandes lances ornées de plumes et souillées de sang. Hurlant, ils franchirent toute la longueur de la rue, sans savoir le moins du monde qu’ils avaient traversé le village, puisque les cabanes et les chaumières désertes saillaient puis disparaissaient dans la grisaille du brouillard. Les villageois s’enfuirent en s’éparpillant, et la plupart d’entre eux conservèrent une bonne avance, car ils connaissaient parfaitement le terrain ; mais certains d’entre eux, enfants ou vieillards étaient lents. Trébuchant sur eux, les Kargues pointèrent leurs lances ou donnèrent de grands coups d’épée tout en poussant leurs cris de guerre, le nom des Dieux Blancs frères d’Atuan :

« Wuluah ! Atwah ! »

Certains membres de la horde s’arrêtèrent lorsqu’ils sentirent la terre devenir inégale sous leurs pieds, mais les autres poursuivirent leur chemin, cherchant le village fantôme et suivant de tremblantes silhouettes floues qui ne cessaient de leur échapper. La brume tout entière regorgeait à présent de ces formes insaisissables qui s’esquivaient, vacillaient et s’évanouissaient de toutes parts. Un groupe de Kargues prit les apparitions en chasse jusqu’à la Haute Chute, où les hauteurs dominent les cascades de l’Ar ; lorsque les formes qu’ils poursuivaient s’avancèrent dans l’air avant de se dissoudre dans la brume qui s’amenuisait, ils s’abattirent en hurlant, quarante mètres plus bas, perçant l’ouate et émergeant soudainement en plein soleil, vers les crevasses peu profondes au milieu des rochers. Quant à ceux qui les suivaient, ils se figèrent au bord de l’escarpement et tendirent l’oreille.

Alors le cœur des Kargues s’emplit d’épouvante ; ils abandonnèrent les villageois pour se chercher les uns les autres au milieu des brumes traîtresses. Ils se rassemblèrent sur le versant, et pourtant apparitions et semblants de fantômes ne cessaient de s’infiltrer dans leurs rangs, tandis que d’autres formes se précipitaient sur eux et leur infligeaient des coups de lance ou de couteau avant de disparaître. Les Kargues prirent alors la fuite comme un seul homme. Ils dévalèrent le versant en trébuchant, muets d’horreur, jusqu’à ce qu’échappant à l’aveuglant brouillard gris, ils vissent la rivière et les ravines resplendissant dans la clarté du matin ensoleillé, en dessous du hameau. Là, ils firent halte, se rassemblèrent une nouvelle fois et regardèrent derrière eux. Une muraille grise flottante et animée de convulsions coupait le chemin, dissimulant tout ce qui se trouvait derrière. De cette muraille surgirent deux traînards haletants, vacillants, les épaules malmenées à chacun de leur pas par leurs longues lances. Pas un seul Kargue n’eut la force de se retourner. Ils s’éloignèrent tous le plus vite possible du lieu ensorcelé.