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— « Oui. »

— « Sais-tu faire se lever le vent ? »

Il lui fallut bien répondre que non ; et le maître lui intima alors de trouver une place qui ne gênerait point et d’y demeurer.

À présent les rameurs montaient à bord, car le navire devait sortir en rade avant la tombée de la nuit, puis faire voile avec la marée descendante aux approches de l’aube. Il n’était guère de place qui ne fût gênante, mais Ged escalada comme il le put la cargaison groupée en ballots recouverts de peau et liés, et, hissé ainsi à la poupe du navire, se mit à observer tout ce qui se passait. Les rameurs bondissaient à bord, leurs bras étaient longs et leur carrure forte, tandis que les débardeurs roulaient avec fracas, depuis le quai, des barriques d’eau qu’ils plaçaient sous les bancs des rameurs. Le vaisseau pansu s’enfonça sous le poids de sa cargaison, dansant toutefois légèrement sur les vaguelettes bouclées de la côte, prêt à filer. Puis le timonier prit sa place à la droite de l’étambot, guettant les instructions du capitaine, qui se tenait sur un épais madrier inséré à la jointure de la quille et de l’étrave et dans lequel était sculpté le Vieux Serpent d’Andrade. Le maître mugit ses ordres ; L’Ombre fut libéré de ses amarres et tiré à l’écart des quais par deux laborieux bateaux à rames. Puis le capitaine rugit : « Ouvrez les sabords ! » et les grandes rames surgirent bruyamment, quinze par bord. Les rameurs courbèrent leur dos puissant tandis qu’un jeune homme, à côté du maître, marquait la cadence sur un tambour. Le vaisseau se mit alors à glisser aussi aisément qu’une mouette en vol plané, et brusquement le vacarme et le remue-ménage de la Cité disparurent loin derrière eux. Ils s’enfoncèrent dans le silence des eaux de la baie, dominés par le pic élevé de la Montagne, qui semblait être suspendu au-dessus des flots. L’ancre fut jetée dans une crique peu profonde sous le vent de la Falaise Fortifiée méridionale, et là ils passèrent la nuit.

Parmi les soixante-dix marins, certains étaient fort jeunes, comme Ged, mais tous cependant avaient accompli leur Passage dans l’âge adulte. Ils l’appelèrent pour qu’il partage avec eux boisson et nourriture, et se montrèrent amicaux bien que brutaux, amateurs de quolibets et de jeux de mots. Ils le surnommaient Chevrier, bien sûr, puisqu’il venait de Gont, mais n’allèrent pas plus loin. Il était aussi grand et aussi fort que ceux qui avaient quinze ans, et prompt à renvoyer calembours comme sarcasmes ; aussi se fit-il sa place parmi eux. Ce n’était que la première nuit, et voici qu’il commençait déjà à vivre comme eux, à apprendre leur travail. Les officiers du navire s’en félicitèrent, car il n’y avait à bord point de place pour les oisifs.

Il y avait déjà bien peu de place pour l’équipage, et la galère dépourvue de pont, encombrée d’hommes, de matériel et de vivres, n’offrait aucun confort ; mais qu’importait à Ged le confort ? Cette nuit-là, il coucha au milieu des balles de peaux en provenance des îles nordiques, contempla les étoiles du printemps au-dessus des eaux du port, les fragiles lueurs jaunes de la Cité à la poupe, puis il s’endormit et se réveilla empli de joie. Le changement de marée eut lieu avant l’aube. Ils hissèrent l’ancre et glissèrent entre les Falaises Fortifiées en ramant doucement. Tandis que le soleil rougissait déjà derrière eux la Montagne de Gont, ils déployèrent la voile haute et mirent le cap au sud-ouest sur les flots de la Mer Gontoise.

Entre Barnisk et Torheven, ils naviguèrent avec un vent léger et aperçurent bientôt Havnor la Grande Ile, cœur et foyer de l’Archipel. Trois jours durant, ils virent les vertes collines d’Havnor en longeant la côte orientale, sans gagner le rivage. Ged devrait encore attendre des années avant de poser le pied sur cette terre ou voir les blanches tours du Grand Port d’Havnor au centre du monde.

Ils passèrent une nuit à Kambrebourg, le port septentrional de l’île de Wey, et la suivante dans une petite ville à l’entrée de la baie de Felkwey ; le lendemain enfin ils doublèrent le cap nord d’O et pénétrèrent dans le détroit d’Ebavnor. Là, ils amenèrent la voile et mirent à la rame ; ils avaient des deux côtés la terre, et se trouvaient toujours à portée de voix d’autres navires, petits et grands, marchands ou transporteurs et dont certains revenaient des Lointains avec d’étranges cargaisons après un voyage de plusieurs années, tandis que d’autres sautaient d’île en île comme des étourneaux sans quitter la Mer du Centre. Mettant ensuite le cap au sud pour sortir du détroit encombré, ils laissèrent Havnor dans leur sillage et s’engagèrent entre les deux belles îles d’Ilien et d’Ark que dominaient des villes en surplomb, puis, à travers pluies et vents, ils pénétrèrent dans la Mer du Centre en direction de l’île de Roke.

Au cours de la nuit, comme le vent fraîchissait en tempête, ils amenèrent les voiles et ramèrent durant toute la journée du lendemain. Le long navire se tenait bien et avançait vaillamment sur les flots, mais à la poupe le timonier qui manœuvrait l’immense barre franche regardait la pluie qui martelait la mer et ne distinguait rien d’autre. Ils maintenaient le cap au sud-ouest grâce à la boussole, sachant donc où ils allaient mais ignorant quelles eaux ils franchissaient. Ged entendait les hommes parler des hauts fonds au nord de Roke, et des Roches Borilles à l’est ; d’autres affirmaient qu’ils étaient peut-être à présent sortis de leur route, que le vaisseau naviguait peut-être dans les eaux vides au sud de Kamery. Mais le vent continuait à forcir, déchirant la frange des énormes vagues en lambeaux d’écume qui s’éparpillaient, et les hommes ne cessaient de ramer, cap au sud-ouest et vent en poupe. Les tours de rames furent multipliés, car la tâche était dure ; on assigna les jeunes aux rames par deux, et Ged fit son travail comme les autres, ainsi qu’il l’avait fait depuis son départ de Gont. Lorsqu’ils ne ramaient pas, ils écopaient, car les vagues balayaient abondamment le navire. Ils peinaient ainsi au milieu des vagues qui couraient comme des montagnes fumantes sous le vent, tandis que la pluie frappait et gelait leur dos et qu’au milieu du fracas de la tempête les coups de tambour grondaient comme des battements de cœur.

Un homme vint prendre la place de Ged à la rame et l’expédia auprès du capitaine, au bossoir. La cape de celui-ci dégoulinait de pluie, mais il se tenait sur sa pièce de bois aussi solidement qu’une barrique de vin ; il abaissa les yeux vers Ged pour lui demander : « Peux-tu abattre ce vent, garçon ? »

— « Non, maître. »

— « Sais-tu manier l’acier ? »

Il voulait savoir par là si Ged était capable de faire en sorte que l’aiguille du compas indique le chemin de Roke, que l’aimant cesse de suivre le nord pour se plier à leurs besoins. Cet art appartient aux secrets des Maîtres Marins, et Ged dut répondre non une fois de plus.

— « Eh bien, dans ce cas », mugit le capitaine au milieu du vent et de la pluie, « il te faudra trouver à Horteville un bateau qui te ramène à Roke. Roke doit se trouver à l’ouest de nous, maintenant, et seule la magie pourrait nous y mener avec cette mer. Il faut que nous gardions le cap au sud ».

Voilà qui ne plaisait pas à Ged car il avait entendu les marins parler d’Horteville, ce lieu sans loi qui abritait d’immondes trafics, où l’on enlevait souvent des hommes pour les vendre comme esclaves au Lointain Sud. Il revint à sa place et se mit à ramer avec son compagnon, un solide gars des Andrades. Il entendait le tambour battre la cadence, voyait la lanterne de poupe ballotée par le vent et réduite à un point lumineux pris dans la tourmente, alors que la pluie lacérait le crépuscule. Il tendait son regard vers l’ouest aussi souvent que lui permettait le lourd rythme de la rame. Et alors que le navire s’élevait sur la crête d’une vague, il entrevit un court instant une lueur entre les nuages, au-dessus de l’eau noire et fumante ; c’eût pu être un rayon tardif du soleil couchant, mais cette lueur était vive, elle n’avait rien d’un rougeoiement.