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Le baron trancha la question :

— On disait que c’était un « fermail », ce qui me paraît absurde puisque ceci ne fermait rien. Toujours est-il que c’est ce qui reste de ce que le Téméraire considérait comme son talisman. Non sans raison ! Dès l’instant où il l’a perdu ici, à Grandson, le sort des armes lui est devenu contraire. Il y a eu Morat tout proche et enfin Nancy où la mort l’attendait.

Aldo l’écoutait à peine. Ses longs doigts nerveux caressaient ce précieux revenant de la nuit des temps. En surimpression, sur l’écran de sa mémoire, il revoyait une page d’un livre de sa bibliothèque traitant du fantastique trésor perdu au bord de ce beau lac par celui qui se voulait le plus puissant souverain d’Europe, et l’art minutieux de l’artiste l’avait restitué tel qu’il était quand, sur la tête du prince, il faisait son entrée dans une ville conquise. Jamais – sauf à de rares exceptions – il n’y avait pénétré casqué. Il préférait porter ce chapeau, symbole de son incalculable fortune : une façon comme une autre de proclamer à ceux qui devenaient ses sujets que leur nouveau maître n’avait pas besoin de leurs pauvres dépouilles…

Sans s’en rendre compte, Aldo avait parlé tout haut, maniant le précieux vestige comme s’il eût été de cristal.

— C’est pour me le donner que vous m’avez fait venir ?

Une nouvelle quinte de toux fit attendre la réponse :

— J’eusse cent fois préféré vous l’offrir intact… pourtant il me reste encore quelque chose…

Du sachet, il en sortit un plus petit dont il posa le contenu sur sa paume :

— Voilà celui des « Trois Frères » qui m’est venu par héritage. Je sais qui vous êtes et, avant de paraître devant Dieu, il m’a semblé normal que cette merveille vous revienne… Bien piètre compensation pour ce que l’un des vôtres a eu à souffrir de l’un des miens !

Le souffle coupé, Aldo contemplait avec stupeur un superbe rubis dont les flammes de la cheminée faisaient jaillir des éclairs pourpres.

— Ce n’est pas possible… émit-il sans parvenir à aller plus loin.

C’était à présent une de ses mains qui tremblait en accueillant le joyau, tandis que l’autre cherchait dans sa poche de veston sa loupe de joaillier. Il la fixa à son œil pour mieux examiner cette pierre qui, pour lui, tenait du miracle.

— Vous doutez de son authenticité ? murmura tristement Hagenthal.

— Non… en aucune façon ! fit-il en poursuivant son examen.

En effet tout y était : la taille d’époque, le poids, la couleur, les légères traces laissées par l’ancienneté et que seule la loupe pouvait révéler. S’il n’avait pas été l’expert connu du monde entier qu’il était devenu, il eût considéré cette gemme comme un présent du Ciel car elle était admirable, mais comment croire qu’elle soit l’un des « Trois Frères »… Alors qu’il savait pertinemment que le trio – au complet ! – reposait dans l’un des écrins de Moritz Kledermann, le banquier milliardaire, son beau-père… Et pourtant, ce rubis était sans conteste authentique !

Cette dernière remarque, il l’avait laissée échapper à voix haute, mais son hôte n’eut pas le temps d’y répondre car Aldo enchaînait :

— Comment cette pierre est-elle parvenue jusqu’à vous ? Par héritage, m’avez-vous dit ? Votre père sans doute ?

— Non, par ma défunte épouse disparue voici deux ans. Elle était l’aînée des filles du baron de Keers, hollandais…

— Un nom connu dans le monde des collectionneurs il y a longtemps, il me semble ?

— En effet. À sa mort, les quelques joyaux qu’il ait pu rassembler ont été vendus par sa femme, une Anglaise…

L’instant n’était guère propice à la plaisanterie, pourtant Morosini ne put s’empêcher de rire :

— Votre famille présente nombre de ressemblances avec la Société des Nations ?

— En moins distrayante, et vous ne savez pas encore à quel point ! À sa mort, disais-je, il savait ce qui allait se passer. C’est pour sauver ce qu’à juste raison il considérait comme son plus beau trophée qu’il légua les trois rubis du Téméraire à chacune de ses trois filles : ma femme, Hilda, la baronne de Granlieu, devenue française par mariage, et la troisième, Louise, qui épousa un peu plus tard le chocolatier Timmermans… Avec l’interdiction de les vendre pour chacune d’entre elles. Toute sa vie, cet homme avait rêvé de réunir les pierres dont se composait le fameux Talisman : il entendait garder au moins un lien avec ces trois rubis exceptionnels…

Frappé d’étonnement en entendant le nom de la troisième fille du baron de Keers, Aldo ne remarqua pas que celui-ci glissait de son fauteuil, cherchant l’air. Ce fut un râle qui le ramena sur terre et le précipita vers la porte derrière laquelle arrivait Georg.

— Martha, appelle le médecin ! intima cet homme, mais d’abord il faut le mettre au lit !…

— Je vais vous aider.

À vrai dire, il aurait pu le faire seul tant ce grand corps était léger. Le baron était devenu encore plus pâle, s’il était possible. Sa respiration devenait stertoreuse et le serviteur leva sur Morosini un regard où l’inquiétude se changeait en angoisse et où montait une larme :

— Je crains fort, Excellence, que la fin ne soit plus loin. Je crois qu’à force de volonté il avait réussi à tenir la mort à distance. À présent…

— Elle reprend ses droits… Avez-vous besoin que je reste encore un peu ?

— Oh, ce serait avec reconnaissance ! Il va falloir prévenir le baron Karl-August, un cousin éloigné… son héritier, je crois ! cracha-t-il avec une colère soudaine, d’où Aldo conclut qu’il ne le portait pas dans son cœur.

— Il habite dans le pays ?

— Non ! En Autriche… à…

— Tu parles trop, Georg ! intervint sa femme qui venait d’entrer, portant un plateau où fumait un liquide.

— Avec moi, c’est sans importance, Madame ! apaisa Aldo, et au cas où vous désireriez un secours quelconque, prévenez Maître Massaria, notaire à Venise. Pas besoin d’adresse, toute la ville le connaît et il présente l’avantage de ne jamais bouger. Ce qui n’est pas mon cas ! En attendant, permettez que je vous remette ceci, ajouta-t-il en tirant un billet de deux cents francs de son portefeuille. Si vous ne savez comment l’utiliser, vous fleurirez sa tombe et je prierai pour lui…

Le baron transporté dans son lit, Aldo n’avait aucune raison de s’attarder, pourtant il n’avait nulle envie de s’éloigner de cet homme hors du commun, véritable chevalier sans armure qui avait tenu à honneur de ne laisser sa vie lui échapper qu’après avoir, sinon payé, du moins offert le prix du sang pour un crime qui n’était pas le sien et qui pourtant avait hanté son existence.

Cependant, il comprit qu’il gênait. Cela se lisait dans le regard inquiet de Martha. Elle devait redouter la rencontre avec l’héritier… mais pourquoi ? La question eût été mal venue et Aldo finit par se retirer après avoir salué une dernière fois le corps étendu dans sa longue robe noire.

En quittant le castel, il prit la route menant à cette colline que les gens du lieu avait baptisée tout simplement « Le duc de Bourgogne », s’arrêta à quelque distance du bouquet d’arbres et marcha jusqu’au sommet, éprouvant une sorte d’exaltation à mettre ses pas dans ceux du Téméraire qui avait dû parcourir ces chemins à peine tracés. Il imaginait les pavillons aux vives couleurs, leurs soies épaisses doublant les fortes toiles que la pluie ne traversait pas et les bannières chatoyantes dans le vent. C’était comme une ville de rêve plantée dans la campagne renfermant ce qui était peut-être le plus fantastique trésor de l’époque, même en s’en tenant aux biens privés de Charles de Bourgogne, son trône, son épée de parade, sa chapelle et ses vases sacrés en or serti de pierres précieuses, ses vêtements, son linge, ses coffres de voyage, ses cassettes pleines de bijoux, ses reliquaires, ses draps d’or ou d’argent, tout jusqu’à l’objet le plus banal était marqué au coin d’une richesse incroyable… Et Morosini se représentait aisément la stupeur incrédule de ces montagnards helvétiques, vêtus de cuir et aux bras nus, pénétrant dans ce palais de conte de fées et le mettant au pillage sans avoir la moindre idée de la valeur de ces objets… Dans le pays, on avait dû se raconter de génération en génération l’histoire de ce Suisse qui trouva un énorme diamant d’où pendait une grosse perle, le remit dans son coffret pour l’expédier sous un chariot, revint le chercher réflexion faite et le vendit pour un florin à un prêtre qui en reçut trois francs de ses seigneurs…