Schweiz eut un frisson.
« Pardonnez-moi, Votre Grâce, mais on a le sentiment que c’est là une vie très rude. On a sans arrêt recherché la chaleur, l’amour et le contact humain, le partage et l’ouverture de l’esprit, et ce monde semble au contraire avoir érigé en dogme ce qui est à l’opposé de ce qu’on place le plus haut.
— Vous avez donc eu une chance telle, lui dis-je, que vous avez pu trouver la chaleur, l’amour et le contact humain ? »
Schweiz haussa les épaules. « Ce n’est pas toujours si facile.
— Je vous répète que pour nous il n’y a pas de solitude, puisque nous avons nos frères et nos sœurs par le lien. Avec Halum et Noïm, on trouve le réconfort, et à quoi bon chercher autre chose dans un monde étranger ?
— Et si votre parenté par le lien n’est pas à votre portée ? Si par hasard vous voyagez loin d’eux ; disons, par exemple, dans les neiges de Glin ?
— Alors, on souffre. Et on a le caractère qui s’affermit. Mais c’est là une situation exceptionnelle. Peut-être notre système nous oblige-t-il à l’isolement, mais il nous réserve également ce qu’on appelle l’amour.
— L’amour ? Oui, mais pas celui du mari pour sa femme ni celui du père pour son enfant.
— Peut-être que non.
— Et même cet amour envers votre parenté par le lien a des limitations. Ainsi, vous avez vous-même admis que vous ressentiez envers votre sœur Halum un sentiment qui ne peut pas… »
Je l’interrompis brusquement. « Parlons d’autre chose ! » Je sentais le sang me monter aux joues.
Schweiz eut un sourire contrit. « Mille pardons, Votre Grâce, on ne voulait pas vous offenser.
— Ce n’est rien. » J’avais honte d’avoir ainsi réagi, en montrant qu’il avait touché un point vulnérable.
Nous gardâmes le silence un moment. Puis Schweiz reprit la parole : « Peut-on vous faire une proposition, Votre Grâce ? Peut-on vous inviter à participer à une expérience qui peut s’avérer intéressante et fructueuse pour vous ?
— Continuez, fis-je en fronçant les sourcils et en me sentant mal à l’aise.
— Vous savez, commença-t-il, qu’on a longtemps eu conscience de sa solitude dans l’univers et qu’on a cherché sans succès le moyen de comprendre le lien qu’on avait avec cet univers. Pour vous, la méthode est fondée sur la foi, mais on n’est pas parvenu à adhérer à cette foi, à cause du penchant immodéré qu’on a pour le rationalisme. On est incapable d’accéder à ce sentiment supérieur d’appartenance par les simples mots, par la simple prière, par le simple rituel. Pour vous, la chose est possible, et on vous envie pour ça. On se trouve piégé, isolé, enfermé dans la prison de son crâne, condamné à une solitude métaphysique : un homme seul, qui ne doit compter que sur lui-même. On ne trouve ni agréable ni désirable cet état qui consiste à vivre sans dieu. Vous autres, sur Borthan, vous êtes en mesure de tolérer cet isolement exceptionnel que vous vous imposez, puisque vous avez votre religion pour vous consoler, vos purgateurs et je ne sais quelle communion mystique avec les dieux que vous communique l’acte de la purgation ; mais celui qui vous parle n’a jamais connu de pareils privilèges.
— Nous avons déjà discuté de ça, lui dis-je. Mais vous parliez d’une proposition, d’une expérience.
— Prenez patience. Votre Grâce. On doit s’expliquer petit à petit. »
Il m’adressa un sourire tout en me fixant d’un regard visionnaire. Ses mains brassèrent l’air, comme pour évoquer une configuration dramatique invisible, et il poursuivit : « Votre Grâce est peut-être au courant de l’existence de certaines substances chimiques – des drogues, oui, appelons-les des drogues – qui permettent à celui qui les absorbe d’avoir une ouverture sur l’infini, ou tout au moins d’avoir eu l’illusion de cette ouverture… qui permettent en somme d’accéder brièvement, de façon fragmentaire, au royaume mystique de l’intangible. Il y a des milliers d’années que ces drogues sont connues, elles étaient utilisées à l’époque précédant le départ des Terriens vers les étoiles. On s’en servait dans les anciens rites religieux. Et plus tard elles furent employées comme substituts à la religion, comme méthodes concrètes d’arriver à la foi, comme moyens d’accession à l’infini pour ceux qui, comme celui qui vous parle, ne peuvent y parvenir d’une autre manière.
— De telles drogues sont interdites chez nous, répondis-je.
— Bien entendu, puisqu’elles offrent un moyen de passer à côté de votre rituel religieux. Pourquoi perdre son temps auprès d’un purgateur si on peut libérer son âme avec une capsule ? En l’occurrence, votre loi est pleine de sagesse. Votre Convention ne pourrait pas survivre si vous autorisiez l’usage de ces substances chimiques.
— Revenons à votre proposition, Schweiz, dis-je.
— On doit d’abord vous avouer qu’on a utilisé soi-même des drogues de ce genre et qu’on ne les a pas trouvées totalement satisfaisantes. Il est vrai qu’elles ouvrent les portes de l’infini. Il est vrai qu’elles permettent de se fondre avec la divinité. Mais ce n’est que momentané : quelques heures tout au plus. Et, à la fin, on se retrouve aussi seul qu’auparavant. Ce n’est que l’illusion d’une ouverture de l’âme, et non l’ouverture elle-même. Alors qu’au contraire cette planète fournit une drogue qui vous ouvre les portes de la réalité.
— Comment ?
— Ceux qui se sont soustraits à la règle de la Convention, reprit Schweiz, ont peuplé Sumara Borthan. On a entendu dire que ce sont des sauvages, qui vivent nus en se nourrissant de racines, de plantes et de poissons, et qui ont oublié la civilisation pour retomber dans la barbarie. C’est en tout cas ce qu’on a appris de la bouche d’un voyageur qui a visité il y a peu de temps ce continent. Mais on a été aussi informé qu’ils utilisaient une drogue provenant d’une certaine racine réduite en poudre, et qu’elle a la faculté d’ouvrir les esprits de ceux qui la consomment au point qu’ils peuvent lire au plus profond de leurs pensées réciproques. Comme vous le voyez, c’est exactement l’opposé de votre Convention. Ils connaissent tout l’un de l’autre, par l’intermédiaire de cette drogue qu’ils absorbent.
— On a entendu parler de la sauvagerie de ces êtres », dis-je.
Schweiz rapprocha son visage du mien. « On doit vous faire l’aveu qu’on est tenté d’expérimenter cette drogue de Sumara. On a l’espoir, si l’on se retrouve à l’intérieur de l’âme d’un autre, de pouvoir trouver cette communauté d’esprit qu’on a si longtemps recherchée. Ce pourrait être la porte vers l’infini qu’on a vainement essayé d’ouvrir, la transformation spirituelle. En quête de révélations, on a essayé maintes substances. Pourquoi pas celle-ci ?
— Si elle existe vraiment.
— Elle existe, Votre Grâce. Ce voyageur venu de Sumara Borthan en avait emporté avec lui et il en a vendu au Terrien curieux. » Schweiz sortit d’une de ses poches un sachet qu’il tendit vers moi. Il contenait une petite quantité de poudre blanche qui ressemblait à du sucre. « La voilà », ajouta-t-il.
Je fixai le sachet comme si c’eût été du poison.
« Votre proposition, Schweiz ? questionnai-je. L’expérience dont vous parliez. Qu’est-ce que c’est ?
— Prenons ensemble la drogue de Sumara », me dit-il.
30
J’aurais pu, d’une tape sur sa main, faire tomber la poudre qu’il me présentait et ordonner son arrestation immédiate. J’aurais pu lui enjoindre de s’écarter de moi et de ne jamais reparaître devant mes yeux. J’aurais pu à tout le moins m’écrier qu’il m’était impossible de consentir jamais à toucher à une pareille substance. Mais je ne fis rien de tout cela. Au contraire, je décidai de garder mon sang-froid, de faire preuve de simple curiosité, de rester dans le ton de la conversation. Ce qui lui donnait le loisir de m’entraîner un peu plus loin dans les sables mouvants.