Un jour, deux de ces dieux sans divinité décidèrent de s’en aller parcourir le monde. L’idée d’entreprendre un tel voyage vint d’abord au dieu dont le nom secret est Kinnal, celui qui maintenant est le protecteur des voyageurs. (Celui par le nom duquel j’ai été nommé.) Ce Kinnal invita à se joindre à lui la déesse Thirga, celle dont le rôle aujourd’hui est de protéger les amoureux. Thirga partageait le désir de voyager de Kinnal et ils partirent donc.
Ils se mirent en route en direction de l’ouest, en suivant la côte sud jusqu’à atteindre les rives du golfe de Sumar. Puis ils obliquèrent vers le nord et passèrent par le col de Stroïn juste à l’endroit où s’achève la chaîne des Huishtors. Ils entrèrent alors dans les Basses Terres Humides, qu’ils trouvèrent peu à leur goût, puis ils continuèrent tout droit vers le nord jusqu’à pénétrer dans les Terres Glacées, où ils crurent périr de froid. Ils rebroussèrent chemin vers le sud, tout en s’orientant cette fois du côté ouest, et ils finirent par se retrouver au pied des premiers contreforts des Threishtors.
Il semblait qu’il n’y eût aucun moyen pour eux de franchir cette immense chaîne de montagnes. Ils en suivirent le flanc est tout en continuant de descendre vers le sud, mais ne parvinrent pas à sortir des Terres Arides, où ils souffrirent beaucoup du climat. Puis ils tombèrent finalement sur la Porte de Threish, et, en franchissant cette passe peu praticable, ils accédèrent à la froide et brumeuse province de Threish.
Au cours de leur première journée sur ce territoire, le dieu et la déesse découvrirent un endroit où il y avait une source à flanc de colline. L’orifice par lequel elle jaillissait avait neuf côtés, et la roche tout autour était si brillante qu’elle éblouissait le regard : ondoyante et iridescente, elle étincelait de multiples couleurs qui changeaient et palpitaient – rouge, vert, violet, ivoire, turquoise, et bien d’autres. Et l’eau de la source avait ce même aspect scintillant, elle offrait cette même gamme infinie de couleurs. Le ruisselet ainsi formé parcourait une courte distance sous cette apparence : un peu plus loin, il se perdait dans les eaux d’un ruisseau beaucoup plus grand, et toutes les merveilleuses couleurs s’y évanouissaient.
Kinnal dit : « Notre voyage fut long, et notre gorge est desséchée. Si nous buvions ? » Et Thirga lui répondit : « Oui, buvons », tout en s’agenouillant devant la source. Elle mit ses mains en coupe, les remplit de l’eau scintillante et les porta à sa bouche, et Kinnal l’imita, et le goût de l’eau était si délicieux qu’ils plongèrent leur visage dans le flot de la source en buvant aussi avidement qu’ils le pouvaient.
Pendant qu’ils agissaient ainsi, d’étranges sensations se manifestaient dans leur corps et dans leur esprit. Kinnal regarda Thirga et se rendit compte qu’il pouvait voir les pensées qu’elle avait au fond de son âme, et il sut que c’étaient des pensées d’amour envers lui. Et elle le regarda et vit aussi les pensées qu’il entretenait. « Nous sommes différents désormais », dit Kinnal. Et il n’eut même pas besoin de mots pour exprimer sa pensée, car Thirga la saisit aussitôt formée. Et elle répondit : « Non, nous ne sommes pas différents ; nous avons simplement compris comment utiliser les dons que nous avons toujours eus en nous. »
Et c’était la vérité. Car ils possédaient de nombreux dons, et jamais ils ne s’en étaient servi. Ils pouvaient s’élever en l’air et se déplacer comme des oiseaux ; ils pouvaient changer la forme de leur corps ; ils pouvaient marcher par les Terres Arides et par les Terres Glacées sans en être incommodés ; ils pouvaient survivre sans absorber de nourriture ; ils pouvaient arrêter le vieillissement de leur chair et devenir aussi jeunes qu’il leur plaisait ; ils pouvaient parler sans avoir recours aux mots. Ils auraient pu accomplir toutes ces choses avant d’arriver à la source, mais ils ne savaient pas comment ; et, maintenant, ils étaient en mesure d’appliquer les pouvoirs qu’ils avaient de naissance. Ils avaient appris, en buvant l’eau de la source brillante, comment se comporter pour être des dieux.
Mais, même à ce moment, ils ignoraient encore qu’ils étaient des dieux.
Au bout de quelque temps, ils se souvinrent des autres qui étaient restés à Manneran, et ils retournèrent vers eux pour leur parler de la source. Le voyage ne prit qu’un instant. Tous leurs amis s’assemblèrent autour de Kinnal et de Thirga comme ils parlaient du miracle de la source et faisaient la démonstration des pouvoirs qui étaient maintenant à leur portée. Quand ce fut fait, chacun décida de se rendre à la source, et ils s’ébranlèrent en une longue procession qui passa par le col de Stroïn et à travers les Terres Humides, jusqu’au versant oriental des Threish-tors en direction de la Porte de Threish. Kinnal et Thirga volaient au-dessus d’eux pour les guider de jour en jour. Finalement, ils atteignirent le lieu de la source, l’un après l’autre ils y burent, et ils devinrent pareils à des dieux. Puis ils se séparèrent, les uns revenant à Manneran, d’autres prenant la direction de Salla, d’autres même se rendant vers Sumara Borthan ou vers les lointains continents d’Umbis, de Dabis et de Tibis, puisque dans leur nouvel état de dieux ils ne connaissaient pas de limite à la vitesse de leurs déplacements et qu’ils avaient envie de voir ces contrées étranges. Mais Kinnal et Thirga s’installèrent auprès de la source à l’est de Threish et se contentèrent d’explorer mutuellement leur âme.
Bien des années passèrent, et un jour l’astronef de nos ancêtres atterrit dans le territoire de Threish, à proximité de la côte ouest. L’homme avait enfin atteint Borthan. Les colons édifièrent une petite ville et se consacrèrent à la tâche primordiale qu’était la recherche de la nourriture. L’un de ces colons, un nommé Digant, s’aventura dans la forêt en quête de gibier et s’y perdit ; après avoir erré durant longtemps, il finit par aboutir à l’endroit où se tenaient Kinnal et Thirga. Il n’avait jamais rencontré d’êtres comme eux, ni eux personne comme lui.
« Quelle sorte de créatures êtes-vous ? » demanda-t-il.
Kinnal répondit : « Autrefois, nous étions tout à fait ordinaires, mais maintenant notre vie est meilleure, car nous ne vieillissons jamais, et nous pouvons voler plus vite que l’oiseau, et nos âmes sont ouvertes l’une à l’autre, et nous pouvons prendre toutes les formes que nous voulons.
— Mais alors, vous êtes des dieux ! s’écria Digant.
— Des dieux ? Qu’est-ce que des dieux ? »
Et Digant expliqua qu’il était un homme et qu’il n’avait pas les mêmes pouvoirs, car l’homme doit se servir de mots pour parler, et il ne peut ni voler ni changer de forme, et il devient plus vieux à chaque révolution du monde autour du soleil, jusqu’à l’heure de la mort. Kinnal et Thirga l’écoutèrent attentivement, en se comparant à Digant, et, quand il eut achevé son discours, ils surent que c’était vrai : qu’il était un homme et qu’ils étaient des dieux.
« Autrefois, nous étions nous aussi presque comme des hommes, avoua Thirga. Nous avions faim, nous connaissions le vieillissement, nous parlions seulement avec des mots, et il nous fallait mettre un pied devant l’autre pour nous déplacer. C’était par ignorance que nous vivions ainsi, car nous ne connaissions pas nos pouvoirs. Et puis les choses ont changé.
— Et qu’est-ce qui a changé ? questionna Digant.
— Eh bien, répondit Kinnal avec toute son innocence, nous avons bu l’eau de cette source, et elle nous a ouvert les yeux sur nos pouvoirs et nous a permis de devenir ce que nous sommes. C’est tout. »
Alors, l’âme de Digant fut remplie d’excitation, car il se disait que lui aussi pouvait boire de cette eau et accéder à son tour à la divinité. Il garderait secrète l’existence de la source, quand il rejoindrait ses congénères sur la côte, et ils le vénéreraient comme leur dieu vivant, ou sinon il les détruirait. Mais Digant n’osa pas demander à Kinnal et à Thirga de le laisser boire à la source, car il craignait qu’ils ne refusent, étant jaloux de leurs prérogatives. Aussi échafauda-t-il une ruse pour les chasser de cet endroit.