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Je demeurai longtemps à ce stade, jusqu’au moment où je me mis à penser que l’effet de la drogue commençait à se dissiper. Les couleurs se faisaient moins brillantes, ma perception de la pièce devenait plus conventionnelle, et à nouveau je pouvais distinguer le corps de Schweiz séparément du mien. Au lieu d’être soulagé que le pire fût terminé, pourtant, je ne ressentis que du désappointement à l’idée de n’avoir pas opéré la fusion de consciences que Schweiz avait promise.

Mais je me trompais.

Le premier flot des effets de la drogue avait pris fin, oui, mais c’était seulement maintenant que nous entrions en pleine communion. Schweiz et moi étions séparés et en même temps ensemble. C’était le véritable partage du soi. Je voyais son âme étalée devant moi comme sur une table, et je pouvais marcher jusqu’à la table et examiner tout ce qui s’y trouvait, en saisissant cet ustensile, ou ce vase, ou ces ornements, pour les étudier d’aussi près que je le désirais.

Ici se dessinait de façon vague le visage de la mère de Schweiz. Ici on voyait un sein de femme pâle et gonflé, parcouru de fines veines bleues et surmonté d’un large mamelon rigide. Ici étaient les furies de l’enfance. Ici les souvenirs de la Terre. À travers les yeux de Schweiz, je vis la mère de tous les mondes, mutilée et désolée, défigurée et sans couleurs. La beauté perçait à travers la laideur. Ici se trouvait le lieu de sa naissance, cette ville à l’abandon ; il y avait des rues vieilles de dix mille ans ; il y avait les débris d’anciens temples. Ici dormait le nœud entrelacé du premier amour. Ici il y avait des déceptions et des départs. Là des trahisons. Ailleurs des confidences partagées. La croissance et le changement. La corruption et le désespoir. Des voyages. Des échecs. Des séductions. Des confessions. Je vis les soleils d’une centaine de mondes.

Ainsi passai-je à travers les strates de l’âme de Schweiz, en inspectant les couches sablonneuses de la cupidité et les blocs de pierre de la fourberie, les mares huileuses de la malveillance, la tourbe grasse de l’opportunisme. C’était ici le soi incarné ; c’était un homme qui avait vécu uniquement pour lui-même.

Et, pourtant, je n’avais pas de mouvement de recul devant les ténèbres que contenait l’âme de Schweiz.

Je voyais au-delà de ces choses. Je voyais l’insatisfaction, la soif du divin, Schweiz seul sur une plaine lunaire, debout sur une roche noire sous un ciel pourpre, le bras levé, la main tendue sans rien pouvoir saisir. Rusé et opportuniste, oui, sans doute, mais aussi vulnérable, passionné, honnête, derrière ses rodomontades. Je ne pouvais pas juger Schweiz durement. Il était moi. J’étais lui. Les vagues du soi nous englobaient tous les deux. Si je rejetais Schweiz, je devais aussi rejeter Kinnal Darival. Mon âme était envahie d’un sentiment chaleureux à son égard.

Je le sentais lui aussi me sonder. Je ne dressais pas de barrière autour de mon esprit alors qu’il venait l’explorer. Et, à travers ses yeux, je vis ce qu’il voyait en moi. Ma peur de mon père. Mon sentiment d’infériorité et de crainte envers mon frère. Mon amour pour Halum. Ma fuite à Glin. Mon choix de Loïmel comme épouse. Mes petits péchés et mes petites vertus. Tout, Schweiz. Regardez. Regardez. Et tout me revenait reflété par son âme, et ce ne m’était pas pénible à observer. L’amour des autres commence avec l’amour de soi, pensai-je subitement.

Et, à cet instant, la Convention se brisa et tomba en morceaux à l’intérieur de moi.

Progressivement, Schweiz et moi nous nous séparâmes, tout en restant encore un certain temps en contact, le lien entre nous se distendant peu à peu. Quand il finit par se rompre, je ressentis une sorte de résonance frémissante, comme si une corde trop tendue avait claqué. Nous restâmes assis en silence. J’avais les yeux fermés. Des nausées me tiraillaient l’estomac et j’étais conscient, comme je ne l’avais jamais été auparavant, du gouffre qui maintient chacun de nous à jamais isolé. Au bout d’un long moment, j’ouvris les yeux et regardai Schweiz en face de moi.

Il m’observait, il m’attendait. Il avait son air démoniaque, avec son sourire et l’éclat de ses yeux, mais maintenant cette expression m’apparaissait moins comme un signe de folie que comme un reflet de sa joie intérieure. Il avait l’air plus jeune maintenant. Son visage était toujours écarlate.

« Je vous aime », dit-il d’une voix douce.

Ces mots inattendus me firent l’effet d’un coup de massue. Je croisai les poignets devant mon visage, les paumes à l’extérieur, comme pour conjurer un danger.

« Qu’est-ce qui vous bouleverse tant ? demanda-t-il. Le sens de ma phrase ou sa syntaxe ?

— Les deux.

— Peut-il être si terrible de dire à quelqu’un je vous aime ?

— On n’a jamais… On ne sait pas comment…

— Comment réagir ? Comment répondre ? » Schweiz se mit à rire. « Je ne veux pas dire que je vous aime sur un plan physique. Comme si d’ailleurs c’était une chose tellement hideuse. Mais non. Je dis bien ce que je dis, Kinnal. J’ai été dans votre esprit, et ce que j’y ai vu m’a plu. Je vous aime.

— Vous parlez en disant je, lui fis-je remarquer.

— Pourquoi pas ? Même à un moment pareil, dois-je encore ignorer le soi ? Allons, libérez-vous, Kinnal. Je sais que vous en avez envie. Pensez-vous que ce que je viens de vous dire soit obscène ?

— C’est une chose tellement étrange !

— Sur mon monde, l’étrangeté de ces mots est sacrée, répondit Schweiz. Et ici ils sont une obscénité. Ne jamais avoir le droit de dire à quelqu’un qu’on l’aime, n’est-ce pas ? Une planète tout entière se refusant ce menu plaisir. Oh ! non, Kinnal ! Non, non, non !

— S’il vous plaît, dis-je faiblement. On ne s’est pas encore complètement adapté aux effets de la drogue. Quand vous venez crier une chose pareille… »