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« Que la paix des dieux soit avec vous, déclara Jidd.

— Que la paix des dieux soit avec soi.

— Ne cherchez plus de secours fallacieux, et gardez pour vous-même votre soi, car les autres voies ne mènent qu’à la honte et à la corruption.

— On ne recherchera pas d’autres voies.

— Vous avez vos frère et sœur par le lien, vous avez un purgateur, vous avez les bénédictions des dieux. Vous n’avez besoin de rien d’autre.

— On n’a besoin de rien d’autre.

— Alors, allez en paix. »

Et je m’en fus, mais sans avoir la paix qu’il croyait, car la purgation avait été un acte vide et dénué de sens. Jidd ne m’avait pas réconcilié avec la Convention : il m’avait simplement montré à quel point j’en étais séparé. Et pourtant je sortais de la Chapelle de Pierre en me sentant purgé de ma faute. Je n’éprouvais plus de remords. J’étais heureux d’être moi-même et d’avoir de telles pensées. Malgré l’inversion du but recherché par moi en allant voir Jidd, peut-être était-ce quand même un effet de la purgation, mais je ne cherchais pas à en analyser les causes. Ma conversion en ce moment était complète. Schweiz m’avait enlevé ma foi. Mais il m’en avait donné une autre à la place.

37

Cet après-midi-là, un problème se présenta concernant un navire en provenance de Threish et certaine déclaration fausse à propos de la cargaison ; je dus me rendre sur les quais pour vérifier les faits. Ce fut là que, par hasard, je rencontrai Schweiz. Depuis que je l’avais quitté quelques jours auparavant, j’avais peur d’une telle rencontre ; il serait intolérable, avais-je pensé, de regarder dans les yeux cet homme qui avait contemplé mon moi tout entier. C’était seulement en me tenant loin de lui que je pourrais un jour parvenir à me convaincre que je n’avais pas accompli ce que j’avais fait. Mais je le vis soudain près de moi sur le quai, palabrant avec un vieux marchand au regard d’ivrogne vêtu à la mode de Glin, sous les yeux de qui il brandissait furieusement une liasse de factures. À ma stupeur, je ne ressentis en rien l’embarras que j’avais prévu, mais seulement un plaisir chaleureux à sa vue. Je vins à lui. Il me tapa sur l’épaule et j’imitai son geste. « Vous avez l’air de meilleure humeur, remarqua-t-il.

— En effet.

— Laissez-moi en finir avec ce gredin et on va boire ensemble une bouteille de vin doré, hein ?

— Avec plaisir. »

Une heure plus tard, alors que nous étions assis dans une taverne des quais, je lui demandai : « Quand partons-nous pour Sumara Borthan ? »

38

Le voyage vers le continent du Sud s’organisa comme dans un rêve. Pas une fois je ne mis en doute la sagesse de l’entreprise ; pas une fois non plus je ne m’interrogeai sur la nécessité pour moi d’y participer en personne, au lieu de laisser Schweiz faire seul le voyage ou d’envoyer quelqu’un à sa solde pour obtenir la drogue.

Il n’y a pas de navires réguliers entre Velada Borthan et Sumara Borthan. Ceux qui veulent gagner le continent Sud doivent affréter eux-mêmes un vaisseau. C’est ce que je fis, par l’intermédiaire de la justice du port, en passant par des prête-noms. Le navire sur lequel je portai mon choix n’était pas de Manneran, car je ne voulais pas courir le risque d’être reconnu par l’équipage ; c’était un bateau de la province Ouest de Velis qui avait été immobilisé en rade du port de Manneran la plus grande partie de l’année à la suite d’un procès. Il semble qu’il y avait eu, dans son port d’attache, une controverse pour savoir si oui ou non ce navire était en règle. En attendant, il avait été empêché de poursuivre sa route. Cette oisiveté forcée pesait sur l’équipage, et le capitaine avait déposé une plainte auprès de nous ; mais la juridiction de Manneran était inopérante dans ce cas qui échappait à son contrôle, et le départ du bateau devait donc continuer d’être retardé jusqu’à ce que des instructions parviennent de Velis. Étant au fait de cette situation, je promulguai un décret au nom du juge suprême, stipulant que l’équipage infortuné aurait temporairement le droit d’accepter des affrètements pour des voyages à destination de lieux situés « entre le fleuve Woyn et la rive est du golfe de Sumar ». Cela signifiait en principe tout endroit le long de la côte de la province de Manneran, mais je spécifiai en outre que le capitaine pourrait louer ses services pour des trajets jusqu’à la côte nord de Sumara Borthan. Nul doute que cette clause ait plongé le pauvre homme dans la perplexité, laquelle dut s’accroître encore quand, quelques jours plus tard, il fut contacté par mes émissaires, qui lui demandèrent de faire un voyage précisément à cet endroit.

Je ne fis part à personne de ma destination, pas même à Loïmel, à Halum et à Noïm. Je me contentai de dire que mon voyage était lié aux impératifs de ma fonction. Au bureau, je fus plus avare encore de détails : je postulai un congé que je m’accordai aussitôt, et j’informai au dernier moment le juge suprême que je serais indisponible dans l’avenir immédiat.

Pour éviter des complications avec les contrôleurs des douanes, je choisis comme point de départ le port de Hilminor, au sud-ouest de Manneran, sur le golfe de Sumar. C’est l’escale traditionnelle des vaisseaux qui voyagent entre la ville de Manneran et les provinces de l’Ouest. J’y donnai rendez-vous à notre capitaine, qui s’y rendit par mer pendant que Schweiz et moi faisions le trajet en voiture.

Ce fut un voyage de deux jours par la route côtière, à travers un paysage de plus en plus luxuriant et tropical à mesure que nous approchions du golfe. Schweiz était d’humeur joyeuse et moi aussi. Nous nous parlions en employant constamment la première personne ; pour lui, bien sûr, ce n’était rien, mais moi je me sentais dans l’état d’esprit d’un garnement qui joue à chuchoter des « je » et des « moi » à l’oreille de sa camarade de jeu. Tous deux nous spéculions sur la quantité de drogue que nous parviendrions à obtenir, et sur l’usage que nous en ferions. Il n’était plus question seulement que j’en prenne avec Halum : maintenant, nous parlions de faire du prosélytisme auprès de chacun, d’apporter la libération du moi à l’ensemble de mes concitoyens. Cette approche évangélique s’était progressivement insinuée dans nos plans, sans même que je le réalise, jusqu’à devenir prédominante.

Nous arrivâmes à Hilminor par une journée si chaude que le ciel paraissait sur le point de tomber en miettes. Un halo de chaleur brillant recouvrait toute chose, et devant nous le golfe de Sumar était comme une coulée d’or en fusion dans la lumière solaire. Hilminor est entouré d’une chaîne de collines entre lesquelles sinue la route. Leurs pentes sont riches en végétation du côté de la mer et arides du côté de l’intérieur des terres. C’est sur ces pentes intérieures dénudées que poussent les arbres de chair, et je m’arrêtai afin de pouvoir les montrer à Schweiz. Une douzaine d’entre eux étaient groupés au milieu des broussailles, là où nous avions fait halte. Ils avaient deux fois la taille d’un homme, avec des branches noueuses et une écorce épaisse et pâle, spongieuse au toucher comme la chair d’une très vieille femme. Les entailles répétées faites dans leurs troncs pour recueillir leur suc les rendaient encore plus répugnants d’aspect. « Pouvons-nous goûter à la sève ? » demanda Schweiz. Nous n’avions rien pour procéder à une entaille, mais, à cet instant, parut une fillette d’une dizaine d’années, à demi nue, la peau bronzée, porteuse d’un foret et d’une jarre, manifestement envoyée là par ses parents pour chercher de la sève. Elle nous examina avec défiance. Je lui tendis une pièce de monnaie en disant : « On veut faire goûter à son compagnon le jus de l’arbre de chair. » Sans se dérider, elle enfonça son foret dans l’arbre le plus proche avec une force surprenante, le manœuvra, le retira et récolta la sève claire et liquoreuse. Elle tendit d’un air morose la jarre à Schweiz. Il la renifla, goûta le liquide, en but une gorgée. Puis il eut une exclamation ravie. « Pourquoi ne pas vendre ça sur toute la superficie de Velada Borthan ? demanda-t-il.