— On n’en récolte que dans une petite zone le long du golfe, répondis-je. La consommation locale en absorbe la plus grande partie ; le reste est exporté vers Threish, où on en est très friand.
— Vous savez ce que je voudrais faire, Kinnal ? J’aimerais avoir une plantation de ces arbres, les faire pousser par milliers, mettre le jus en bouteilles et l’expédier partout. Je…
— Démon ! » s’écria la fillette, en ajoutant quelques mots incompréhensibles dans le dialecte de la côte. Elle lui arracha la jarre de la main et s’enfuit à toutes jambes, se retournant à plusieurs reprises pour faire dans notre direction un geste des doigts, en signe de mépris ou de défi à notre égard. Schweiz, ahuri, secoua la tête. « Elle est folle ? questionna-t-il.
— Vous avez dit « je » à trois reprises, expliquai-je. Vous êtes très inattentif.
— J’ai pris de mauvaises habitudes à force de parler avec vous. Mais est-ce donc là une chose aussi épouvantable ?
— Plus épouvantable que vous ne pouvez l’imaginer. Cette enfant est probablement en route pour raconter à ses frères et sœurs qu’un vieil homme lubrique lui a dit des obscénités sur la colline. Partons : il vaut mieux gagner la ville avant de nous faire malmener.
— Un vieil homme lubrique, murmura Schweiz. Moi ! »
Je le poussai dans la voiture et nous reprîmes en hâte notre route vers le port de Hilminor.
39
Notre navire était à l’ancre et nous montâmes à bord. Nous fûmes accueillis par le capitaine – un homme du nom de Khrisch – lequel nous salua par nos noms d’emprunt. Nous prîmes la mer en fin d’après-midi. À aucun moment au cours du voyage le capitaine Khrisch ne nous questionna sur les motifs de notre déplacement, pas plus que ses dix hommes d’équipage. Ils étaient sûrement dévorés de curiosité à l’idée des mobiles pouvant pousser quelqu’un jusqu’à Sumara Borthan ; mais ils étaient si reconnaissants d’avoir échappé à leur escale forcée, même pour cette courte croisière, qu’ils se gardaient de nous offenser en se montrant trop inquisiteurs.
Une fois que la côte de Velada Borthan eut disparu à notre vue, plus rien ne s’étendit devant nous que la large ouverture du détroit de Sumar. Aucune terre n’était en vue, où que se portât le regard. Cela m’effraya. Durant ma brève carrière de marin, jamais je ne m’étais éloigné de la côte, et au cours des tempêtes je me consolais avec l’illusion qu’il me serait toujours possible de nager jusqu’au rivage en cas de naufrage. Mais ici, maintenant, l’univers entier semblait composé d’eau. À la tombée du soir, un crépuscule gris-bleu s’abattit sur nous, faisant se rejoindre la mer et l’horizon, et pour moi cela devint encore pire : maintenant, il n’y avait plus que notre coquille de noix qui dérivait, fragile et vulnérable, dans ce vide sans dimensions et sans direction, cet antimonde où tout se fondait en un lieu unique pareil plutôt à une absence de lieu. Je ne m’étais pas attendu à ce que le détroit eût une telle largeur. Sur la carte que j’avais regardée quelques jours encore auparavant dans mon bureau, il ne dépassait pas la dimension de mon petit doigt ; je m’étais figuré aussi, que les falaises de Sumara Borthan seraient visibles pour nous dès les premières heures du voyage ; et, au contraire, nous voguions en ce moment au milieu du néant. Je regagnai ma cabine et m’allongeai à plat ventre sur ma couchette, secoué de tremblements, appelant à mon secours la protection du dieu des voyageurs. Puis j’en vins à me mépriser pour cette couardise. Je me rappelai mes nobles origines, l’importance de ma fonction à Manneran, mais cela ne suffisait pas toutefois à calmer ma peur. À quoi sert-il d’être bien né à l’instant où l’on se noie ? J’en étais là quand je sentis une main se poser sur mon épaule. C’était Schweiz. « Le navire est sûr, murmura-t-il. C’est une courte traversée. Calmez-vous. Il ne peut rien nous arriver. »
Si n’importe qui d’autre m’avait trouvé dans cet état, à l’exception peut-être de Noïm, j’aurais pu le tuer ou me tuer moi-même afin d’enterrer le secret de ma honte.
Je lui dis : « Si c’est ainsi pour traverser le détroit de Sumar, comment peut-on voyager entre les étoiles sans devenir fou ?
— On s’y accoutume.
— La peur qu’on éprouve… Tout ce vide…
— Venez sur le pont, fit-il d’une voix douce. La nuit est très belle. »
Il ne mentait pas. Maintenant que le crépuscule avait pris fin, une immense coupole noire parsemée de scintillantes étoiles s’étalait au-dessus de nous. Dans les villes, on ne voit pas aussi bien les étoiles. J’avais déjà connu la splendeur du ciel au cours des expéditions de chasse dans les Terres Arides, mais à cette époque j’ignorais leurs noms. Maintenant, Schweiz et le capitaine Khrisch se tenaient à mes côtés sur le pont, en citant ces noms d’étoiles et de constellations à tour de rôle, se renvoyant la balle pour montrer leur savoir, me donnant une leçon d’astronomie comme si j’étais un enfant terrifié qu’il fallait distraire pour l’empêcher de hurler. « Regardez ici. Et regardez là. » Et je regardais. L’essaim des soleils voisins de notre planète et quatre ou cinq des planètes voisines dans notre système, et même, cette nuit-là, une comète errante. Ce qu’ils m’ont appris est resté gravé en moi. Je pourrais sortir cette nuit même de ma cabane, ici dans les Terres Arides, et nommer à nouveau les étoiles comme le faisaient Schweiz et le capitaine à bord de notre navire cette nuit-là dans le détroit de Sumar. Combien me reste-t-il encore de nuits, je me le demande, pour être libre de contempler les étoiles ?
Le matin mit fin à ma peur. Le soleil était brillant, le ciel légèrement floconneux, le grand détroit était calme, et il m’était égal maintenant que la terre ne soit pas en vue. Nous glissions vers Sumara Borthan selon une progression imperceptible ; il me fallait étudier la surface de l’eau pour me rappeler que nous étions en mouvement. Un jour passa, puis une nuit, puis encore un jour et une nuit, et alors une ligne verte se dessina à l’horizon ; c’était Sumara Borthan. Le continent Sud grossit régulièrement comme si c’était lui qui venait à notre rencontre, et finalement ce fut une barrière rocheuse d’un vert jaunâtre qui s’étendit face à nous d’est en ouest ; au sommet de ces falaises poussait une végétation dense, une véritable jungle d’arbres touffus où s’entrelaçaient des plantes grimpantes. Je savais que ces arbres et ces plantes n’étaient pas les mêmes que ceux de Velada Borthan ; que les bêtes sauvages, les serpents, les insectes de cet endroit n’étaient pas non plus ceux de mon continent natal ; ce qui se dressait devant nous était une terre étrangère et peut-être hostile, tel un monde inconnu attendant qu’on y pose le pied pour la première fois. Il me semblait remonter le cours du temps, et je m’imaginais être un explorateur découvrant une nouvelle planète. Cette jungle sombre était la porte ouverte sur quelque chose d’étrange et de terrible. Et pourtant je n’avais pas peur ; j’étais simplement fasciné par cette vision. Ce spectacle était celui du monde tel qu’il existait avant la venue de l’homme. C’était comme si les maisons divines, les purgateurs, la justice du port, rien de tout cela n’avait existé. Comme si la seule réalité était celle de ces silencieuses avenues d’arbres, des rivières houleuses parcourant les vallées, des lacs aux profondeurs insondées, des longues et lourdes feuilles chargées des vapeurs de la jungle, des bêtes préhistoriques s’ébattant dans le limon sans être chassées, des créatures volantes déployant leurs ailes sans connaître la peur, et des plateaux herbeux, et des veines de métal précieux. Un royaume vierge, sur lequel planait la présence des dieux, du Dieu, le Dieu qui attendait le temps de ses adorateurs. Les dieux solitaires qui ne savaient pas encore qu’ils étaient d’essence divine. Le Dieu solitaire.