Выбрать главу

Nous parcourûmes une distance considérable. À présent, nous n’entendions plus les cris des enfants du village ni les aboiements des animaux domestiques. Notre halte eut lieu dans une clairière isolée, où des centaines d’arbres avaient été abattus et leurs troncs disposés sur cinq côtés comme des bancs, de manière à former un amphithéâtre pentagonal. Au milieu de la clairière se trouvait une fosse à feu aux parois d’argile, avec une grosse pile de bûches disposée à côté ; dès que nous fûmes arrivés, les deux jeunes hommes se mirent à édifier un brasier, qu’ils allumèrent. De l’autre côté du tas de bûches, il y avait une seconde fosse, environ deux fois plus large que le corps d’un homme, également revêtue de parois d’argile ; elle s’enfonçait en diagonale dans le sol et donnait l’apparence d’un souterrain d’une profondeur notable, tel un tunnel creusé pour accéder aux tréfonds du monde. À la lumière du brasier, j’essayais d’en scruter l’intérieur, mais de là où je me tenais, je n’apercevais rien.

Les Sumariens nous indiquèrent par gestes où nous asseoir : à la base du pentagone. La femme laide se plaça à côté de nous. À notre gauche, à côté de l’entrée du tunnel, s’installèrent les trois chefs. À notre droite, près du feu, les deux hommes jeunes. À l’angle extérieur droit, se postèrent la vieille femme et l’un des vieillards ; l’autre vieillard et la femme belle se rendirent à l’angle extérieur gauche. La nuit était tombée quand notre installation fut terminée. Les Sumariens retirèrent le peu de vêtements qu’ils portaient et nous firent signe de les imiter. Schweiz et moi nous dévêtîmes, empilant nos affaires à côté de nous. Un des chefs fit un signal ; se levant, la femme belle se dirigea vers le feu et mit une branche en contact avec les flammes jusqu’à obtenir une torche ; puis, s’avançant vers l’entrée en pente du tunnel, elle y pénétra en rampant malaisément, les pieds en avant, tenant la torche levée. La femme et la torche disparurent à notre vue. Pendant quelques instants, j’aperçus encore les reflets de la flamme provenant de l’intérieur du tunnel, mais elle ne tarda pas à s’éteindre, avec une fumée noire qui monta par l’ouverture. Peu après, toutefois, la femme ressortit sans la torche. D’une main, elle tenait un pot rouge aux bords épais, de l’autre un long flacon vert. Les deux vieillards – des grands prêtres ? – quittèrent leur place et lui prirent ces objets. Ils entamèrent une mélopée et l’un d’eux, plongeant la main dans le pot, en retira une poignée de poudre blanche – la drogue ! – qu’il versa dans le flacon. L’autre secoua solennellement le flacon pour mélanger son contenu. Pendant ce temps, la vieille femme – une prêtresse ? – s’était prosternée à l’entrée du tunnel et avait entonné un chant à l’intonation différente, sur un rythme haletant, pendant que les deux hommes continuaient d’entretenir le feu. Le chant se poursuivit plusieurs minutes. Puis la femme qui s’était introduite dans le tunnel – une créature mince, aux seins dressés, à la longue chevelure brune aux reflets roux – saisit le flacon des mains du vieillard et l’apporta de notre côté, où l’autre femme, s’avançant vers elle, le reçut à son tour avec respect en le prenant à deux mains. Elle le transporta vers les trois chefs assis et le leur tendit. Maintenant, pour la première fois, les chefs se joignaient au chant. Ce qui m’apparaissait comme le Rite de Présentation du Flacon se poursuivit ; d’abord, je fus fasciné, prenant plaisir à l’étrangeté de la cérémonie, mais bientôt je me mis à m’ennuyer et, pour me distraire, j’essayai d’attribuer une définition spirituelle à ce qui se passait. Le tunnel, décidai-je, symbolisait l’ouverture génitale de notre mère la planète, la route vers sa matrice, là où la drogue – obtenue à partir d’une racine – était engendrée. J’échafaudai une construction métaphorique complexe mettant en jeu un culte maternel, la signification symbolique de l’introduction de la torche allumée dans le sein de la mère-planète, l’utilisation de femmes laides et belles pour représenter l’universalité de la féminité, la fonction des deux jeunes surveillants du feu comme gardiens de la puissance sexuelle des chefs, et bien d’autres choses absurdes, mais de nature élaborée pour quelqu’un comme moi qui n’avais pas l’habitude de manier les idées intellectuelles. Le plaisir que j’éprouvais à rêvasser fut brusquement stoppé quand je me rendis compte à quel point je me plaçais dans la peau du civilisé bienveillant. Je traitais ces Sumariens comme de vulgaires sauvages, dont les chants et les rites renfermaient un certain intérêt esthétique mais ne pouvaient offrir de contenu sérieux. En vertu de quoi me permettais-je cette attitude condescendante ? N’étais-je pas venu parmi eux pour solliciter la drogue de l’accession à la connaissance, dont mon âme était avide ? Qui de nous était l’être le plus évolué ? Je me reprochai mon état d’esprit supérieur. Sois tout amour. Laisse de côté la sophistication et les bonnes manières. Partage leur rite si tu en es capable, et ne montre aucun mépris à son égard, ne ressens aucun mépris, n’aie aucun mépris. Sois tout amour. Maintenant, les chefs étaient en train de boire, avalant chacun une gorgée avant de tendre le flacon à la femme laide, laquelle alla ensuite l’offrir aux vieillards, puis à la vieille femme, puis à la femme belle, puis aux jeunes hommes qui animaient le feu, puis à Schweiz, et enfin à moi. Elle m’adressa un sourire en me tendant le flacon. À la lueur dansante des flammes, elle paraissait soudain d’une grande beauté. Le flacon contenait un vin sirupeux ; je faillis m’étrangler en le buvant, mais je parvins à l’absorber. Et la drogue descendit dans mon tube digestif, et elle commença le voyage qui menait jusqu’à mon âme.

42

Tous nous devînmes un seul : les dix indigènes et nous deux. Il y eut d’abord les étranges sensations : accroissement de la perception, perte de la notion de l’environnement, visions de lumière céleste, audition de bruits bizarres ; puis la conscience des battements de cœur et des rythmes corporels des autres autour de moi, le dédoublement, le chevauchement des sensations ; et ensuite la dissolution du moi, et nous devînmes un, nous qui avions été douze. Je fus plongé dans un océan d’âmes où je m’abîmai. J’étais emporté vers le Centre de Toutes Choses. Je ne savais plus si j’étais Kinnal le fils du septarque, ou Schweiz l’homme de la vieille Terre, ou les servants du brasier, ou les chefs, ou les prêtres, ou les femmes, ou la prêtresse, car tous étaient inextricablement mêlés en moi et moi en eux. Et l’océan d’âmes était un océan d’amour. Comment aurait-il pu en être autrement ? Chacun de nous était les autres. L’amour de soi nous lie les uns aux autres. L’amour de soi est l’amour des autres ; l’amour des autres est l’amour de soi. Et j’étais tout amour. Je comprenais plus clairement pourquoi Schweiz m’avait dit : je vous aime, au sortir de la drogue la première fois – cette phrase étrange, si obscène sur Borthan, si incongrue entre deux hommes. Et je disais aux dix Sumariens je vous aime non pas en mots car je n’avais pas de mots qu’ils pussent comprendre. Je vous aime. Et je le pensais sincèrement, et ils acceptaient le don de mon amour. Moi qui faisais partie d’eux. Moi qui, peu auparavant, les considérais de façon protectrice comme d’amusants primitifs adorant des feux de joie dans les bois. À travers eux, je captais les bruits de la forêt et le balancement des marées, ainsi que, oui, l’amour miséricordieux de notre grande mère la planète, qui dort en soupirant et en s’agitant sous nos pieds, et qui nous a gratifiés de la racine qui fournit cette drogue afin de guérir nos âmes. J’apprenais ce que c’était que d’être un Sumarien et de mener une vie simple au confluent de deux rivières. Je découvrais comment on peut être primitif et appartenir en même temps à la communauté de l’humanité civilisée. Je réalisais à quel point, au nom de la sainteté, les gens de Velada Borthan s’étaient transformés en êtres à l’âme amputée. Tout cela ne me venait pas sous forme de mots ni même en un flot d’images, mais plutôt comme une coulée de connaissances qui m’envahissait et faisait aussitôt partie de moi. Il m’est impossible de donner plus de détails, car on ne peut exprimer en mots ce qui précisément n’appartient pas aux mots. On ne peut que suggérer des approximations qui au mieux offrent une distorsion de la vérité. Car il me faut transformer mes perceptions en mots que je formule selon la manière dont mon habileté le permet, et l’esprit du lecteur doit ensuite convertir ces mots en un système de perceptions qui lui est propre, et, à chaque étape de cette transmission, il y a une déperdition de densité, si bien qu’à la fin il n’y a plus que l’ombre de l’expérience que je fis dans la clairière de Sumara Borthan. Alors, comment m’expliquer ? Nous étions fondus les uns dans les autres. Fondus dans le même amour. Sans avoir de langage commun, nous arrivions à une totale compréhension de nos êtres respectifs. Et, quand l’effet de la drogue se relâcha, une part de moi resta en eux et une part d’eux en moi. Si vous voulez en savoir davantage, si vous voulez entrevoir ce que c’est que d’être libéré de la prison de son crâne, si vous voulez goûter l’amour pour la première fois de votre vie, je vous dis : ne cherchez pas d’explications façonnées avec des mots, mais portez le flacon à vos lèvres. Portez le flacon à vos lèvres.