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43

Nous avions subi l’épreuve avec succès. Ils étaient prêts à nous donner ce que nous désirions. Après le temps de l’amour partagé vint celui du marchandage. Nous rentrâmes au village, et le lendemain matin nos porteurs sortirent nos ballots de marchandises, et les trois chefs posèrent à côté trois pots d’argile, l’un vide, les deux autres contenant de la poudre blanche. Nous entassâmes les couteaux, les miroirs, les fulgureurs, les breloques, et ils commencèrent à verser en échange de petites quantités de poudre dans le pot vide. Schweiz s’occupait de la plus grande partie du marchandage. Le guide qui nous avait accompagnés depuis la côte était de peu d’utilité, car s’il pouvait parler le langage des chefs, il n’avait jamais parlé à leur âme. En fait, le cours du marchandage s’inversa subitement : Schweiz se mit à entasser joyeusement par terre de la bimbeloterie non comprise dans le marché, et les chefs en retour versaient des suppléments de poudre dans notre pot, le tout dans une atmosphère de rires de plus en plus excités à mesure que le concours de générosité devenait plus frénétique. Nous finîmes par abandonner aux villageois tout ce que nous avions, en ne gardant que quelques objets à donner à notre guide et aux porteurs, et les villageois nous firent cadeau d’une quantité de drogue suffisante pour prendre au piège l’esprit d’une foule d’individus.

Le capitaine Khrisch nous attendait quand nous regagnâmes le port. « On voit que votre voyage a été favorable, remarqua-t-il.

— Est-ce donc si évident ? questionnai-je.

— À votre arrivée ici, vous étiez des hommes préoccupés. Vous êtes maintenant des hommes heureux. Oui, c’est bien évident. »

La première nuit de notre voyage de retour, Schweiz me fit venir dans sa cabine. Il avait sorti le pot de poudre blanche et en avait descellé le couvercle. Je le regardai verser avec soin des doses de drogue dans de petits sachets du genre de celui qu’il m’avait montré la première fois. Il opérait en silence, me regardant à peine, et il aboutit à près de quatre-vingts sachets. Quand il eut terminé, il en compta une douzaine qu’il rassembla d’un côté de la table. Puis, me désignant les autres, il me dit : « Voici pour vous. Cachez-les bien dans vos bagages, sinon vous aurez besoin de toute votre autorité à la justice du port pour arriver à faire fermer les yeux aux douaniers.

— Vous m’en avez donné cinq fois plus que votre part, protestai-je.

— Vous en avez plus grand besoin que moi », rétorqua Schweiz.

44

Je ne compris ce qu’il avait voulu dire qu’au moment de notre retour à Manneran. Nous jetâmes l’ancre à Hilminor, payâmes le capitaine Khrisch, eûmes droit à un minimum de formalités d’inspection (comme les fonctionnaires des douanes étaient confiants, il n’y a pas encore si longtemps !) et regagnâmes en voiture la capitale. En pénétrant dans la ville de Manneran par la route de Sumar, nous traversâmes un quartier populeux où se succédaient des marchés et des échoppes en plein air et où je vis des milliers de mes concitoyens en train de se bousculer, de marchander, de se quereller. Je les vis discuter en criaillant à propos des contrats qu’ils échangeaient. Je vis leurs figures pincées, leur air d’être sur leur garde, leurs yeux mornes et sans amour, et je songeai à la drogue que je transportais, en me disant : si seulement je pouvais leur dégeler l’âme. Je m’imaginai marchant parmi eux, accostant les étrangers, attirant à l’écart celui-ci ou celui-là pour leur chuchoter : « Je suis un prince de Salla et un membre important de la justice du port, qui a rejeté ces choses vides pour apporter le bonheur à l’humanité, et je voudrais vous apprendre à connaître la joie par le partage de soi. Faites-moi confiance : je vous aime. » Sans aucun doute, la plupart s’enfuiraient dès mes premières paroles, révoltés par l’obscénité initiale de mon « je suis » et d’autres me cracheraient au visage en me traitant de fou, et certains appelleraient la police ; mais peut-être y en aurait-il quelques-uns qui écouteraient, qui seraient tentés, qui m’accompagneraient dans quelque pièce retirée à proximité des quais, où nous partagerions la drogue de Sumara. L’une après l’autre, j’ouvrirais des âmes, jusqu’à ce qu’il y en ait dix comme moi, puis vingt, puis une centaine : une société secrète de montreurs de soi, dont tous les membres se reconnaîtraient les uns les autres à cause de la chaleur et de l’amour dans leur regard, et s’en iraient de par la cité sans craindre de dire « je » et « moi » à leurs compagnons initiés, en abandonnant non seulement la syntaxe de la politesse mais aussi les poisons de l’effacement de soi impliqués par cette syntaxe. Et, plus tard, je convoquerais à nouveau le capitaine Khrisch pour un autre voyage vers Sumara Borthan, et je reviendrais chargé de provisions de poudre blanche, et je me déplacerais à travers toute la province, ainsi que tous mes adeptes, et nous continuerions d’aborder les gens en leur souriant, en leur murmurant : « Je voudrais vous apprendre à connaître la joie par le partage de soi. Faites-moi confiance : je vous aime. »

Il n’y avait pas de rôle pour Schweiz dans cette vision. Ce n’était pas sa planète ; il ne pouvait concevoir le but de la transformer. Ce qui l’intéressait, c’était son désir spirituel, sa soif de la divinité. Il pouvait poursuivre cette quête seul de son côté. Il n’avait pas besoin de parcourir la ville pour faire des adeptes. Et c’était pourquoi il m’avait remis la plus grande partie de la drogue : c’était moi l’évangéliste, le nouveau prophète, le messie de l’ouverture de l’âme, et Schweiz l’avait compris avant moi. Jusqu’à présent, il avait été le meneur : c’est lui qui avait capté ma confiance, qui m’avait amené à essayer la drogue, à entreprendre le voyage vers Sumara Borthan, en restant à mes côtés pour me rassurer et me protéger. D’un bout à l’autre, j’étais resté dans son ombre. Maintenant, il n’avait plus à m’éclipser. Armé de mes petits sachets de poudre blanche, je pouvais entamer par moi-même la campagne destinée à changer un monde.