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C’était un rôle que j’accueillais avec joie. Toute ma vie, j’avais vécu dans l’ombre d’un homme ou d’un autre, malgré la force de mon corps et les facultés de mon esprit. Peut-être était-ce une conséquence naturelle de ma naissance comme fils cadet d’un septarque. D’abord, il y avait eu mon père, dont jamais je n’aurais pu espérer égaler l’autorité, le savoir ni la puissance ; ensuite Stirron, dont l’accession au trône avait entraîné mon exil ; puis mon patron au camp de bûcherons de Glin ; puis Segvord Helalam ; et maintenant Schweiz. Tous des hommes déterminés qui connaissaient leur place dans le monde, alors que moi j’errais au hasard. Et maintenant, à la force de l’âge, je pouvais enfin émerger. J’avais une mission. J’avais un but. Ceux qui tissaient la trame du destin m’avaient amené à cet endroit, avaient fait de moi ce que j’étais, m’avaient préparé pour ma tâche. Et j’acceptais leurs ordres avec bonheur.

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Il y avait une fille avec laquelle j’aimais à me distraire, qui habitait une chambre au sud de la ville, dans le labyrinthe de vieilles rues derrière la Chapelle de Pierre. Elle prétendait être l’enfant illégitime du duc de Kongoroï, engendrée lors d’une visite accomplie par celui-ci à Manneran lors du règne de mon père. Peut-être son histoire était-elle vraie. En tout cas, elle y croyait. J’avais l’habitude d’aller la voir deux ou trois fois par lunaison pour passer avec elle une heure de plaisir, quand je me sentais trop paralysé par la routine de mon existence ou que l’ennui me prenait à la gorge. Elle était simple mais passionnée : sensuelle, disponible, peu exigeante. Je ne lui avais pas caché mon identité mais ne lui avais rien révélé de mon moi intime, dont d’ailleurs elle ne se montrait pas curieuse ; nous parlions peu, et il n’était pas question d’amour entre nous. En échange du prix de son loyer, elle me laissait user occasionnellement de son corps, et la transaction n’était pas plus compliquée que cela. Elle fut la première à qui je fis prendre la drogue. Je la mélangeai à du vin doré. « Nous allons boire ça », lui dis-je, et comme elle me demandait pourquoi, j’expliquai : « Cette boisson nous rapprochera. » Sans grande curiosité, elle voulut savoir quel effet cela nous ferait, et j’ajoutai : « Elle va ouvrir nos âmes et les rendra transparentes. » Elle ne fit aucune protestation – ne s’abrita pas derrière la Convention, ne chercha pas à défendre son intimité, ne fit pas de remontrances sur les turpitudes de l’exhibition de soi. Elle fit ce que je lui disais, persuadée que je ne lui voulais aucun mal. Nous absorbâmes la dose, puis nous nous couchâmes nus sur le lit en attendant que les effets commencent à se produire. J’entrepris de la caresser, et bientôt la sensation d’étrangeté survint, ainsi que les phénomènes que je connaissais déjà, et nous nous mîmes à percevoir les pulsations de notre cœur. « Oh ! dit-elle. Oh ! comme on se sent bizarre ! » Mais elle n’était pas effrayée. Nos âmes dérivèrent à la rencontre l’une de l’autre et se fondirent dans la clarté éblouissante qui provenait du Centre de Toutes Choses. Et je découvris quelle impression cela faisait de n’avoir qu’une fente entre mes cuisses, et je sus ce que c’était de remuer les épaules et de sentir se mouvoir des seins lourds, et je perçus la présence palpitante et impatiente des ovules dans mes ovaires. Au sommet de notre voyage, nous unîmes nos corps. Et je sentis mon sexe s’insinuer dans ma cavité pelvienne. Je me sentis bouger à l’intérieur de moi. Je sentis la lente marée moite du plaisir se lever quelque part au fond des profondeurs sombres et chaudes de mon vagin, et je sentis le fourmillement de l’extase imminente danser le long de mon sexe, et je sentis le contact rude de ma poitrine velue écrasant les tendres globes de mes seins, et je sentis mes lèvres sur mes lèvres, ma langue dans ma bouche, mon âme dans mon âme. L’union de nos corps dura des heures, ou, du moins, c’est ce qu’il parut. Et à ce moment l’intérieur de moi lui était ouvert, et elle pouvait y voir tout ce qu’elle choisissait de recueillir : mon enfance à Salla, ma fuite à Glin, mon mariage, mon amour envers ma sœur par le lien, mes faiblesses, mes fraudes, et moi je regardais en elle et je voyais sa douceur, sa frivolité, le sang de ses premières règles, l’autre sang qu’elle avait perdu plus tard, l’image de Kinnal Darival qu’elle portait dans son esprit, les vagues commandements de la Convention, et tout le reste de ce qui agrémentait son âme. Ensuite, nous fûmes balayés par le tourbillon de nos sens. Je ressentis son orgasme et le sien, le sien et le mien, le sien et le sien, la double colonne ascendante de frénésie qui n’était qu’une, le spasme et le jaillissement, la montée et la chute. Nous retombâmes immobiles, épuisés, englués l’un à l’autre, en sueur, tandis que la drogue continuait de faire retentir son tonnerre à travers nos esprits jumelés. J’ouvris les yeux et vis les siens, les pupilles dilatées, le regard perdu. Elle m’adressa un sourire de côté. « Je… je… je… je… je… » fit-elle. « Je ! » L’émerveillement semblait l’abasourdir. « Je ! Je ! Je ! » Je déposai un baiser entre ses seins et sentis moi-même l’affleurement de mes lèvres. « Je t’aime », lui dis-je.

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Il y avait un employé aux bureaux de la justice du port, un certain Ulman, moitié moins âgé que moi et homme d’avenir, envers qui j’avais de l’estime. Il connaissait ma naissance et n’en était pas impressionné ; son respect à mon égard était uniquement fondé sur mes qualifications professionnelles. Je le convoquai un jour en fin d’après-midi, après le départ des autres. « Il existe une drogue en provenance de Sumara, lui dis-je sans détour, qui permet à l’esprit de pénétrer librement celui d’un autre. » Il sourit en disant qu’il en avait entendu parler, mais qu’il savait qu’elle était difficile à obtenir et dangereuse à utiliser. « Il n’y a aucun danger, lui répondis-je. Quant à la difficulté de l’obtenir… » Je sortis un de mes sachets. Il ne cessa pas de sourire, mais des taches rouges apparurent sur ses joues. Nous prîmes la drogue ensemble dans mon bureau. Quelques heures plus tard, quand nous partîmes pour regagner notre domicile, je lui en donnai une autre dose pour qu’il puisse la partager avec sa femme.

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Dans la Chapelle de Pierre, je m’enhardis au point d’aborder un étranger, un homme au corps trapu vêtu de façon princière qui pouvait être un membre de la famille du septarque. Il avait les yeux clairs et sereins de celui qui a la foi et qui, ayant regardé à l’intérieur de soi, est heureux de ce qu’il y a vu. Mais, quand j’eus commencé à lui parler, il me repoussa et m’injuria avec une telle fureur que celle-ci me gagna par contagion ; rendu fou de rage par ses paroles, je faillis le frapper sous l’empire de la frénésie. « Montreur de soi ! Montreur de soi ! » Ses cris se répercutaient dans l’édifice sacré, et les fidèles sortaient des chambres de méditation pour voir ce qui se passait. C’était la pire honte que j’avais connue depuis des années. L’exultation où m’avait plongé ma mission faisait place à une autre perspective : je voyais mon entreprise comme répugnante, comme l’acte d’un maniaque poussé par on ne savait quelle impulsion à exhiber son âme aux étrangers. Puis la colère fit place en moi à la peur. Je me plissai dans l’ombre et sortis par une porte latérale, en craignant de me faire arrêter. Pendant une semaine, je marchai en rasant les murs, sans cesser de me retourner pour regarder derrière moi. Mais rien d’autre ne me poursuivait que les affres de ma conscience.