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Ce moment d’insécurité passa. À nouveau, j’envisageai ma mission dans sa plénitude ; je reconnus la valeur de ce que j’avais entrepris, et je n’éprouvai que du chagrin pour l’homme dans la Chapelle de Pierre qui avait refusé mon présent. En une seule semaine, je trouvai trois étrangers qui acceptèrent de partager la drogue avec moi. Je me demandais comment j’avais pu en venir à douter de moi. Pourtant, d’autres périodes de doute m’attendaient.

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Je tentais de parvenir à une base théorique en ce qui concernait mon utilisation de la drogue, d’édifier une nouvelle théologie de l’amour et de l’ouverture spirituelle. J’étudiais la Convention et la plupart des commentaires à son sujet, en essayant de découvrir pourquoi les premiers colons de Velada Borthan avaient jugé nécessaire de déifier la méfiance et la dissimulation. De quoi avaient-ils peur ? Qu’espéraient-ils préserver ? Des hommes sombres en une sombre époque, avec des pensées rampant comme des serpents dans leurs crânes. En fin de compte, je n’arrivai à aucune compréhension réelle de leur psychologie. Ils étaient convaincus de leur vertu. Ils avaient agi pour le mieux. Tu ne dévoileras pas l’intimité de ton âme à ton semblable. Tu n’examineras pas indûment les besoins de ton soi. Tu ne t’autoriseras pas les plaisirs de la conversation personnelle. Tu te tiendras seul à la face des dieux. Et ainsi nous avions vécu pendant des centaines d’années, sans poser de questions, dociles, respectueux de la Convention. Peut-être la Convention n’est-elle plus qu’un sarcophage où rien n’est vivant, pour la plupart d’entre nous, sinon les pratiques courantes de la politesse : nous ne voulons pas embarrasser autrui en dévoilant notre moi, et nous continuons donc de verrouiller notre âme, de laisser pourrir nos pensées secrètes, de parler notre absurde langage à la troisième personne. Le moment était-il venu de créer une nouvelle Convention ? Un lien d’amour, un testament du partage ? À l’abri dans mes appartements, chez moi, je m’efforçais d’en rédiger une. Que pouvais-je dire à quoi on ajouterait foi ? Que nous avions assez suivi les traditions anciennes, au prix de notre équilibre personnel ? Que les conditions périlleuses de la vie des premiers colons n’étaient plus en vigueur et que certaines coutumes, devenues plus un obstacle qu’un avantage, devaient être écartées ? Que les sociétés doivent évoluer si elles ne veulent pas tomber en décadence ? Que l’amour est meilleur que la haine et la confiance meilleure que la méfiance ? Mais j’étais peu convaincu par ce que j’écrivais. Pourquoi m’attaquais-je à l’ordre établi ? Était-ce par sincérité profonde ou à cause de l’attrait des plaisirs ? J’étais un produit de ma société ; ma formation m’emprisonnait comme un roc même au moment où je luttais pour changer ce roc en sable. J’étais pris au piège entre mes vieilles croyances et ma nouvelle foi encore informe, et je balançais sans cesse de l’une à l’autre, de la honte à l’exaltation. Un soir où je peinais sur le préambule de ma nouvelle Convention, ma sœur Halum entra de façon inattendue dans mon bureau. « Qu’es-tu en train d’écrire ? » me demanda-t-elle d’un ton léger. Je recouvris ma feuille. Mon visage devait refléter mon embarras, car elle parut regretter son intrusion. « Des rapports officiels, répondis-je. Des paperasses sans intérêt. » Ce soir-là, je brûlai tout ce que j’avais écrit, dans un paroxysme de mépris de moi-même.

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Au cours de ces semaines, j’accomplis de nombreuses explorations dans des contrées inconnues. Des amis, des étrangers, des rencontres de hasard, une maîtresse : autant de compagnons qui me furent donnés dans ces voyages étranges. Mais, pendant toute cette phase initiale de mon temps des changements, je ne dis pas un mot de la drogue à Halum. La partager avec elle avait été mon but originel, c’était ce qui m’avait incité la première fois à approcher la drogue. Pourtant, j’avais peur d’y faire allusion devant elle. C’était par appréhension que je reculais : et si, venant à me connaître trop bien, elle cessait de m’aimer ?

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À plusieurs reprises, je fus sur le point d’aborder le sujet avec elle. Mais je m’en abstenais. Je n’osais pas franchir le pas. Vous pourrez si vous le voulez mesurer ma sincérité d’après mon hésitation ; quelle était la pureté de ma nouvelle croyance, pourriez-vous demander, si j’estimais ma sœur par le lien au-dessus d’une telle communion des âmes ? Mais je ne chercherai pas à prétendre qu’il y avait de la logique dans mes pensées. Ma libération des tabous était un acte de volonté, et non le résultat d’une évolution naturelle, et il me fallait constamment lutter contre les vieilles habitudes de notre tradition. Bien que parlant en termes de « je » et de « moi » avec Schweiz et les autres avec qui j’avais partagé la drogue, je n’étais jamais à l’aise en le faisant. Des vestiges des liens que j’avais brisés continuaient à m’enserrer. Je regardais Halum et je savais que je l’aimais ; je me répétais que le seul accomplissement possible de cet amour était la jonction de mon âme avec la sienne, et je me disais qu’entre mes mains j’avais la poudre qui permettrait ce miracle. Et je n’osais pas. Et je n’osais pas.

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La douzième personne avec laquelle je partageai la drogue fut mon frère par le lien Noïm. Il passait à Manneran une semaine et était mon invité. L’hiver était venu, apportant la neige à Glin, les pluies à Salla, et seulement le brouillard à Manneran, et les habitants du Nord n’avaient pas besoin d’être beaucoup poussés pour descendre vers notre province chaude. Je n’avais pas vu Noïm depuis l’été précédent, au cours duquel nous avions chassé ensemble dans les Huishtors. Durant l’année écoulée, nous nous étions éloignés l’un de l’autre ; en un certain sens, Schweiz s’était mis à occuper la place de Noïm dans ma vie, et je n’avais plus le même besoin de la compagnie de mon frère par le lien.

Noïm était désormais un riche propriétaire terrien de Salla, ayant eu droit aussi bien à l’héritage de la famille Condorit qu’aux terres de la famille de sa femme. Avec les années, il était devenu bien en chair, sans pourtant être gros ; son astuce et sa sagacité n’étaient guère enfouies profondément sous ses nouveaux replis de chair. Peu de choses échappaient à son attention. En arrivant chez moi, il m’observa avec soin, comme s’il comptait mes dents ou mes rides, et, après que nous eûmes échangé les salutations qui étaient de mise entre des frères par le lien et qu’il m’eut remis son cadeau ainsi que celui qu’il avait apporté de la part de Stirron, il me dit à brûle-pourpoint : « Tu as des ennuis, Kinnal ?

— Pourquoi cette question ?

— Ton visage est tendu. Tu as maigri. Et ta bouche… elle a une crispation qui n’annonce pas un homme paisible. Le bord de tes yeux est rougi, et ils ne regardent pas en face les yeux d’un autre. Quelque chose ne va pas ?

— Ces derniers mois ont été les plus heureux qu’on a connus de sa vie », protestai-je, peut-être avec un peu trop de véhémence.

Noïm ignora ma dénégation. « Tu as des problèmes avec Loïmel ?

— Elle suit sa route, on suit la sienne.