— Des difficultés dans ton travail, alors ?
— S’il te plaît, Noïm, ne crois-tu pas que…
— Il y a des changements inscrits sur ta figure, insista-t-il. Nieras-tu que des changements se soient produits dans ta vie ? »
Je haussai les épaules. « Et si c’était le cas ?
— Des changements en pire ?
— On ne pense pas qu’il en soit ainsi.
— Tu es bien évasif, Kinnal. À quoi sert un frère par le lien, sinon à lui confier les problèmes que l’on a ?
— Il n’y a aucun problème, affirmai-je.
— Très bien. » Et il abandonna le sujet. Mais je le vis m’observer ce soir-là, ainsi que le lendemain au cours du déjeuner ; il me scrutait comme s’il cherchait à me sonder. Je n’avais jamais rien pu lui cacher. Nous parlions des récoltes des paysans de Salla, du nouveau programme de Stirron pour réorganiser les impôts, des tensions renouvelées entre Salla et Glin. Et tout le temps Noïm m’observait. Halum partagea notre dîner, et nous parlâmes de notre enfance, mais il m’observait toujours. Il badinait avec Halum, et en même temps ses yeux ne me quittaient pas. Cette réaction me préoccupait. Il risquait d’interroger Halum ou Loïmel pour savoir ce qui m’arrivait, et d’éveiller ainsi en elles des curiosités dangereuses. Je ne pouvais le laisser plus longtemps ignorer l’expérience capitale qui avait marqué la vie de son frère par le lien. Tard le second soir, quand tout le monde se fut retiré, j’emmenai Noïm dans mon bureau, ouvris le tiroir secret où je conservais la poudre blanche et lui demandai s’il avait entendu parler de la drogue de Sumara. Il prétendit n’en rien savoir. Je lui en décrivis brièvement les effets. Son expression s’assombrit ; il parut rentrer en lui-même. « Tu en as pris souvent ? demanda-t-il.
— Onze fois jusqu’à présent.
— Mais enfin, Kinnal, pourquoi ?
— Pour apprendre la nature de soi, en partageant son âme avec les autres. »
Noïm eut un rire de mépris. « Toi, un montreur de soi, Kinnal ?
— On acquiert d’étranges manies sur le tard.
— Et avec qui as-tu joué à ce jeu ? »
Je répondis : « Leurs noms importent peu. Personne que tu connaisses. Des gens de Manneran, ceux qui ont l’âme aventureuse, ceux qui sont prêts à prendre des risques.
— Loïmel ? »
Ce fut mon tour de ricaner. « Jamais ! Elle n’est au courant de rien.
— Halum, alors ? »
Je secouai la tête. « On aurait aimé avoir le courage d’approcher Halum. Mais, jusqu’à présent, on lui a tout caché. On craint qu’elle ne soit trop virginale, trop facile à choquer. C’est triste, n’est-ce pas, Noïm, d’avoir à dissimuler à sa sœur par le lien une chose aussi passionnante, aussi enrichissante que celle-ci.
— À ton frère par le lien aussi, observa-t-il avec humeur.
— Tu aurais été averti le moment venu, répondis-je. Tu te serais vu offrir ta chance d’expérimenter cette communion. »
Ses paupières battirent. « Penses-tu que je l’accepterais ? »
Son obscénité délibérée me fit seulement sourire. « On souhaite voir son frère par le lien partager ses expériences. À présent, la drogue ouvre un fossé entre nous. On s’est rendu à plusieurs reprises en un lieu que tu n’as jamais visité. Comprends-tu, Noïm ? »
Il comprenait. Et il était tenté ; il vacillait au bord de l’abîme ; il se mordait les lèvres, se triturait le lobe des oreilles, et l’intérieur de son esprit m’était aussi transparent que si nous avions déjà partagé la drogue. D’une part, il était mal à l’aise, inquiet à mon égard, en sachant que je m’étais gravement écarté de la Convention et que je pouvais m’attirer de sérieux ennuis spirituels et légaux. De l’autre, il était dévoré par la curiosité, en se rendant compte que le partage de soi avec un frère par le lien était un moindre péché, et il était à demi avide de connaître le genre de communion qu’il pourrait avoir avec moi sous l’empire de la drogue. Son regard dénotait également une pointe de jalousie à l’idée que je m’étais ouvert de la sorte à de quelconques étrangers, et non à lui. Tout cela, je le sentais intuitivement, et cela me fut confirmé plus tard quand l’âme de Noïm me fut ouverte.
Nous n’en reparlâmes plus les jours suivants. Il m’accompagna au bureau, me regarda avec admiration traiter des affaires importantes. Il vit les employés s’incliner avec respect devant moi, et aussi celui qui se nommait Ulman, à qui j’avais fait connaître la drogue, et dont la familiarité à mon égard éveilla des vibrations soupçonneuses dans ses antennes ultra-sensibles. Nous rendîmes visite à Schweiz et vidâmes en sa compagnie plusieurs bouteilles de bon vin, tout en discutant de sujets religieux avec la véhémence et la chaleur qu’on a quand on a bu. (« Toute ma vie, déclara Schweiz, a été la recherche des raisons plausibles de croire en ce que j’estime irrationnel. ») Noïm remarqua que Schweiz n’observait pas toujours les politesses grammaticales. Un autre soir, nous dinâmes avec un groupe d’aristocrates de Manneran dans une somptueuse maison au cœur des collines dominant la cité : de petits hommes efféminés, remuants et richement vêtus, en compagnie de leurs robustes jeunes épouses. Noïm fut irrité par ces ducs et ces barons qui parlaient de commerce ou de bijouterie, mais son humeur devint encore plus renfrognée quand la conversation en vint à la rumeur selon laquelle circulait dans la capitale une drogue en provenance du continent Sud capable de desceller les esprits. À cette assertion, j’opposai des interjections de surprise polie, et Noïm me fustigea du regard pour mon hypocrisie. Le lendemain, nous nous rendîmes à la Chapelle de Pierre, non pour accomplir nos dévotions mais pour examiner les vieilles reliques, car Noïm s’était découvert un intérêt pour les antiquités. Le purgateur Jidd passa à proximité de nous et m’adressa un bizarre sourire. Je vis aussitôt Noïm se figer, comme s’il se demandait si j’avais même entraîné le saint homme dans mes subversions. Durant tous ces jours, une tension croissante l’habitait : il avait visiblement envie de reprendre le sujet de notre conversation mais ne parvenait pas à s’y résoudre. Pour ma part, je ne refis aucune tentative d’approche. Ce fut lui qui finalement, la veille de son départ pour Salla, vint me trouver en disant d’une voix étranglée : « Au fait, et cette drogue dont tu parlais… » Il expliqua qu’il ne pouvait se considérer comme un véritable frère par le lien s’il ne faisait lui aussi cette expérience. De telles paroles lui coûtaient manifestement beaucoup. Sous le coup de l’agitation, il avait les vêtements en désordre, et sa lèvre supérieure était ourlée de transpiration. Nous gagnâmes une pièce où personne ne pouvait nous déranger, et je préparai la drogue. Avant de la boire, il me fit son habituel sourire, insolent et malicieux, mais ses mains tremblaient. L’effet fut rapide pour nous deux. C’était une nuit humide, avec un brouillard dense, et il me semblait que des bribes de ce brouillard pénétraient dans la pièce par la fenêtre entrouverte : je voyais des nuées brillantes, agitées de pulsations ; se diriger vers nous, dériver entre lui et moi. Les premières sensations dues à la drogue perturbèrent Noïm, mais je lui expliquai que tout était normal : les battements de cœur jumelés, la tête cotonneuse, les sons plaintifs dans l’air. Maintenant, nous étions ouverts l’un à l’autre. Je regardai en Noïm et vis à la fois son soi et son image de soi imprégné de honte et de culpabilité ; il y avait en lui un dégoût féroce de ses fautes imaginaires, et celles-ci étaient nombreuses. Il se reprochait sa paresse, son manque de discipline et d’ambition, son irréligion, ses faiblesses physiques et morales. Je ne pouvais comprendre pourquoi il se voyait ainsi, car le vrai Noïm m’apparaissait à côté de son image, et le vrai Noïm était un homme énergique, loyal envers ceux qu’il aimait, lucide, passionné. Le contraste entre les deux était surprenant : c’était comme s’il était capable de tout évaluer correctement, sauf lui-même. J’avais déjà vu de telles, oppositions au cours des voyages dus à la drogue : en fait, elles existaient chez tout le monde, sauf chez Schweiz, qui n’avait pas été éduqué depuis l’enfance dans l’effacement de soi ; pourtant, elles étaient plus vives en Noïm qu’en quiconque.