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Elle hocha la tête, comme pour me dire : Ne parle pas, tes mots maladroits rompent l’enchantement. Comme pour me dire : Oui, on a aussi tant d’amour pour toi, Kinnal. Comme pour me dire : Je t’aime, Kinnal. Elle se leva d’un mouvement léger et se rendit à la fenêtre. La lune éclairait le parc, avec les formes immobiles des buissons et des arbres. Je vins derrière elle et lui touchai très doucement les épaules. Elle tressauta en poussant un petit gémissement heureux. Je pensais que pour elle tout s’était bien passé. J’étais certain que pour elle tout s’était bien passé.

Il n’y avait pas de commentaire à faire sur ce qui s’était produit entre nous. Cela aussi aurait rompu l’ambiance. Demain, nous pourrions en discuter, ainsi que tous les autres lendemains qui suivraient. Je la raccompagnai à sa chambre et déposai un baiser timide sur sa joue, et je reçus d’elle un baiser fraternel ; avec un dernier sourire, elle referma la porte derrière elle. Je restai un long moment dans ma chambre sans dormir, en revivant tout ce qui s’était passé. Une ferveur missionnaire renouvelée m’embrasait. Je redeviendrais un messie actif, j’en faisais le vœu ; je me lèverais et marcherais sur cette terre de Salla en répandant la parole d’amour. Je ne me cacherais plus chez mon frère par le lien comme un exilé sans but dans sa propre nation. L’avertissement de Stirron n’avait pour moi aucun sens. Je convertirais cent personnes en une semaine. Mille, dix mille. Je donnerais même la drogue à Stirron et le laisserais proclamer lui-même du haut de son trône la nouvelle foi ! Halum m’avait inspiré. Dès le matin, je m’en irais en quête de disciples.

Il y eut un bruit dans le parc. Je regardai par la fenêtre et vis une voiture : c’était Noïm qui rentrait de voyage. Il pénétra dans la maison ; je l’entendis dans le couloir passer devant ma chambre ; puis il frappa à une autre porte. Je glissai un œil dans le couloir. Il était sur le seuil de la chambre d’Halum et lui parlait. Mais, je ne pouvais pas la voir. Qu’était-ce que ceci ? Il rendait visite à Halum, qui pour lui n’était qu’une amie, et s’abstenait de venir saluer son frère par le lien ? Des soupçons indignes se firent jour en moi – des accusations fallacieuses. Je les repoussai. La conversation prenait fin ; la porte d’Halum se referma ; Noïm, sans me remarquer, se dirigea vers sa propre chambre.

Il m’était impossible de dormir. J’écrivis quelques pages, mais elles ne valaient rien, et, à l’aube, je sortis pour déambuler dans les brumes grises. Il me sembla entendre un cri lointain. Un animal en chaleur, pensai-je. Ou une bête perdue errant au point du jour.

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Je me retrouvai seul au petit déjeuner. C’était inhabituel mais pas surprenant. Noïm, étant rentré en pleine nuit après avoir conduit longtemps, voulait sans doute dormir tard, et la drogue avait dû laisser Halum épuisée. J’avais un appétit dévorant, et je mangeai pour trois, tout en songeant à mes projets pour dissoudre la Convention. Pendant que je buvais mon thé, un des domestiques de Noïm fit irruption dans la salle à manger. Il avait les joues rouges et semblait sur le point de suffoquer, comme s’il avait couru longtemps. « Venez ! cria-t-il d’une voix étranglée. Les bandriers !… » Il me tirait par le bras pour me faire lever. Je me précipitai à sa suite. Il était déjà engagé dans l’allée qui menait aux enclos des bandriers. Je courus derrière lui, me demandant si les bêtes s’étaient échappées durant la nuit, s’il allait encore falloir passer la journée à pourchasser ces monstres. En approchant des enclos, je ne vis aucune trace de clôtures arrachées. Le domestique s’accrocha à la barrière de l’enclos principal, où étaient parqués une dizaine de bandriers. Je regardai à l’intérieur. Les animaux, les mâchoires et la fourrure ensanglantées, étaient rassemblés autour d’une masse de chair à demi dévorée. Ils se disputaient les morceaux de viande restants et l’on voyait, éparpillés sur le terrain, les débris de leur festin. Quel animal infortuné s’était-il égaré parmi ces tueurs au milieu de la nuit ? Comment la chose avait-elle pu arriver ? Et pourquoi le domestique avait-il jugé utile d’interrompre mon repas pour me montrer ce spectacle ? Je le pris par le bras en lui demandant ce qu’il y avait de si étrange à voir les bandriers massacrer leur proie. Il tourna vers moi un visage à l’expression terrible et me dit d’une voix entrecoupée : « La dame !… c’est la dame !… »

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Noïm fut sans ménagements. « Tu as menti ! me dit-il. Tu as nié avoir de la drogue en ta possession, et tu mentais ! Et tu lui en as fait prendre hier soir, hein ? Dis-le ! Tu n’as plus rien à cacher maintenant, Kinnal. Tu lui en as donné !

— Tu lui as parlé », fis-je. J’arrivais à peine à former les mots. « Que t’a-t-elle dit ?

— On s’est arrêté devant sa porte parce qu’on avait cru entendre un sanglot, répondit Noïm. On lui a demandé si elle allait bien. Elle a ouvert : elle avait une figure étrange, pleine de rêves, et ses yeux étaient brillants et vides, comme du métal poli, et en effet elle avait bien pleuré. On lui a demandé ce qui se passait, et elle a dit qu’il n’y avait rien. Elle a dit que toi et elle aviez parlé toute la soirée. Mais alors pourquoi pleurait-elle ?

Elle a haussé les épaules en souriant, en disant que c’étaient des affaires de femme, des choses sans importance, « les femmes pleurent tout le temps, a-t-elle ajouté, elles n’ont pas besoin de « donner des explications. » Et, avec un autre sourire, elle a refermé la porte. Mais cette expression dans son regard… c’était la drogue, Kinnal ! Tu avais promis, et tu lui en as donné ! Et maintenant… et maintenant…

— S’il te plaît », dis-je doucement. Mais il continua de crier et de m’accabler de ses accusations, et je ne pouvais rien lui répondre.

Les domestiques avaient reconstitué l’événement. Ils avaient trouvé la trace des pas d’Halum dans l’allée sableuse humectée par la rosée. Ils avaient trouvé ouverte la porte du bâtiment qui donnait accès aux enclos. Ils avaient trouvé forcée la porte intérieure menant à la barrière. Elle était passée par-là ; elle avait soigneusement ouvert la barrière et tout aussi soigneusement l’avait refermée derrière elle afin de ne pas lâcher les tueurs en pleine nuit dans le domaine endormi ; et elle s’était alors offerte à leurs griffes et à leurs crocs. Tout cela avant l’aube, peut-être même au moment où je marchais dans une autre partie du parc. Ce cri que j’avais entendu dans la brume… Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

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Au début de l’après-midi, j’avais fait mes bagages. Je demandai à Noïm qu’il me prête une voiture, ce qu’il m’accorda d’un geste brusque de la main. Il était hors de question que je reste ici. L’écho de la présence d’Halum résonnait partout, et, en outre, je voulais me retrouver isolé, en un lieu où je pourrais réfléchir en paix, en examinant mes actes passés et à venir. Je ne tenais pas non plus à être là quand la police locale enquêterait sur les causes de la mort d’Halum.