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Se voyant obéi, Bran le gratifia d’une caresse puis, d’un bond, agrippa une branche basse et se mit à grimper. Mais à peine se trouvait-il à mi-hauteur, passant avec aisance d’une branche à l’autre, que son loup se dressa et se mit à hurler.

Au coup d’œil que lui lança son maître, il se tut, mais, le museau levé, fixa sur lui ses prunelles jaunes à demi voilées. Saisi d’un frisson bizarre, Bran reprit son ascension. Aussitôt, le loup se remit à hurler. « Calme ! vociféra-t-il, assis ! sage ! Tu es pire que Mère ! » Mais les hurlements ne cessèrent de le poursuivre jusqu’au moment où, sautant enfin sur le toit de l’arsenal, il eut disparu.

Le faîte des combles de Winterfell lui était comme une seconde maison. Mère répétait à l’envi qu’il avait su grimper avant de savoir marcher. Et comme il ne se rappelait pas plus la date de ses premiers pas que celle de ses premières escalades, Bran devait l’en croire sur parole.

Sous ses yeux, Winterfell se déployait dans toutes les directions, tel un labyrinthe colossal de moellons gris, de murs, de tours, de cours,de tunnels, de salles tantôt si hautes et tantôt si basses, dans les parties les plus anciennes, que leur décalage interdisait de se prononcer sur leur étage exact. En fait, se dit-il, rien de plus vrai que le mot de mestre Luwin, l’autre jour : « Au cours des siècles, le château s’est développé comme un monstrueux arbre de pierre aux branches épaisses,noueuses, tordues, aux racines profondément plantées dans le sol. »

Au fur et à mesure qu’à quatre pattes il se rapprochait du ciel, son regard embrassait plus étroitement l’ensemble de la forteresse. Il aimait l’éventail qu’elle ouvrait de la sorte et l’étrange animation qui s’y poursuivait à ses pieds, tandis qu’au-dessus de sa tête seuls tournoyaient les oiseaux. Il pouvait rester juché là des heures, parmi les gargouilles érodées par la pluie, difformes, à imaginer leurs ruminations, ou guigner, tout en bas, les travaux des hommes : dans cette cour-ci on faisait des armes, cette serre-là s’activait à ses maraîchages…, le chenil et son agitation fébrile, la solitude silencieuse du bois sacré, le caquetage des lavandières près du bassin. A l’insu de Robb, il était alors en quelque sorte le maître absolu de la place.

Il en avait également pénétré les arcanes. Ses bâtisseurs s’étant épargné la peine d’y rien niveler, elle enserrait dans ses remparts collines et vallées. Du quatrième étage du beffroi, un passage couvert menait droit au deuxième de la roukerie. Bran le savait. Et il savait que, si l’on s’introduisait dans l’enceinte intérieure par la porte sud, on trouvait trois étages plus haut une espèce de boyau pratiqué dans la pierre qui vous menait juste à la porte nord, mais au rez-de-chaussée, cent pieds en dessous du chemin de ronde. Et il ne doutait pas que mestre Luwin lui-même n’ignorât cela.

Mère vivait dans la terreur qu’il ne glissât quelque jour, ne fît une chute mortelle. Toutes les dénégations du monde ne parvenaient pas à la rassurer. Alors, elle lui avait arraché la promesse de ne plus quitter la terre ferme. Il était parvenu à tenir près de quinze jours, quinze affreux jours, puis une nuit s’échappa par la fenêtre, une fois assoupis ses frères…

Un accès de remords lui fit confesser son crime dès le lendemain. Lord Eddard le condamna à expier sa désobéissance par une nuit entière de méditation dans la solitude du bois sacré. Des gardes apostés garantiraient l’accomplissement de la peine. Or, au matin, Bran demeura longtemps introuvable. Il dormait à poings fermés tout en haut du plus haut vigier.

Tout furieux qu’il était, Père ne put s’empêcher de rire. « Tu n’es pas mon fils, lui dit-il quand on l’eut descendu de son perchoir, mais un écureuil. Tant pis. Grimpe donc, s’il te faut grimper, mais tâche au moins que ta mère ne le voie pas. »

Il s’y efforça désormais de son mieux, Mère ne s’y leurra guère. Et comme Père n’interdisait pas, elle chercha d’autres alliés. Vieille Nan entreprit pour Bran l’histoire d’un vilain marmot qui, à force de grimper trop haut, rencontra si bien la foudre que les corneilles n’eurent qu’à lui caver les yeux. L’histoire le laissa froid. Au sommet de la tour en ruine où nul autre ne montait que lui nichaient des corneilles. Parfois, il bourrait ses poches de blé à leur intention, et elle picoraient dans sa main. Aucune d’entre elles n’avait jamais manifesté l’ombre de la moindre envie de lui caver les yeux.

Là-dessus, mestre Luwin modela une figurine de glaise, la vêtit en Bran et depuis le rempart la précipita dans la cour en guise de démonstration. Fort amusé par les débris, l’autre Bran ne tarda pas à dire d’un air malin : « D’abord, je ne suis pas en terre. Puis, de toute façon, je ne tomberai pas. »

Alors survint la période bénie entre toutes où les gardes se mirent à lui donner la chasse, dans l’espoir de le haler bas, dès qu’ils le voyaient sur les toits. Comme en jouant avec ses frères, il y prenait un plaisir extrême. Restait l’ennui de gagner toujours. Aucun de ses poursuivants, pas même Jory, n’était à la hauteur. Puis, la plupart du temps, personne le ne le repérait, là-haut. Les gens ne regardent jamais en l’air. Moyennant quoi, d’ailleurs, grimper lui procurait aussi les franches délices d’une quasi-invisibilité.

Il aimait encore la sensation de se hisser, pierre après pierre, avec les orteils et les doigts cramponnés aux moindres interstices. Ne partir jamais en expédition que débotté, pieds nus, lui donnait l’impression de posséder quatre mains pour deux. Il aimait la douce et pénétrante courbature de ses muscles, après. Il aimait la saveur, froide et sucrée comme pêche d’hiver, de l’air en plein ciel. Il aimait les oiseaux : les corneilles et la tour en ruine, les minuscules passereaux nichés dans les crevasses des parois, l’antique chouette qui couchait dans le grenier poudreux de l’arsenal. Il les connaissait tous.

Mais il aimait par-dessus tout gagner des lieux auxquels nul autre n’avait accès et d’où promener sur la grisaille de Winterfell des regards inédits. Ainsi s’en emparait-il comme d’une forteresse secrète.

Son repaire favori était la tour. Jadis tour de guet et la plus haute du château, la foudre l’avait incendiée voilà des éternités, cent ans au moins avant la naissance de Père. Effondrée d’un tiers sur elle-même, elle n’avait pas été reconstruite. De temps à autre, Père lâchait dans les salles basses encombrées de pierres, de gravats, de poutres vermoulues et carbonisées des meutes de ratiers qui, chaque fois, faisaient un fameux carnage, mais personne, hormis Bran et les corneilles, ne s’aventurait plus sur le moignon déchiqueté.

Il connaissait deux manières d’y accéder.

Il était possible d’escalader directement le flanc de la tour, mais ses pierres branlantes n’inspiraient aucune confiance à Bran, car le mortier qui les jointoyait s’était dès longtemps délité.

L’idéal était d’escalader le grand vigier du bois sacré, de franchir successivement d’un bond les toits de l’arsenal, de la salle des gardes (nu-pieds, on n’attirait pas leur attention). On atteignait alors la face aveugle du premier donjon, le plus ancien du château, dont la rotondité massive masquait la hauteur. Désormais abandonné aux rats et aux araignées, il ne s’en prêtait pas moins à l’escalade directe jusqu’à ses gargouilles dont la trogne louche scrutait le néant. Par un mouvement tournant, de gargouille en gargouille, de prise en prise, on parvenait sur le côté nord. De là, une savante extension permettait d’agripper les ruines quasi contiguës et d’enjamber le vide. Il suffisait alors de se hisser durant tout au plus dix pieds le long des pierres calcinées puis de se rétablir sur l’aire où l’espoir d’une friandise attirait déjà les corneilles.