— C'est lui, c'est bien lui, pleurnicha-t-il.
Et il accoucha de plusieurs larmes authentiques, ce dont il ne se serait pas cru capable.
— Il me semblait, triompha Charlemagne.
— Que lui est-il arrivé ?
— Tombé d'un train, je crois…
Comme ils allaient sortir, deux hommes s'approchèrent d'eux. L'inspecteur Charlemagne leur serra la main et dit en désignant Maurice :
— C'est bien le colon. Son neveu vient de le reconnaître.
Il ajouta à l'intention de Maurice :
— Voici mes collègues de la P. J. qui s'occupent de l'enquête.
Les arrivants grognèrent ; Maurice supposa qu'ils le saluaient, et s'inclina.
— Oui, dit le plus gros des deux policiers. C'est nous qu'on s'occupe de votre onc' ! Sale affaire, hein ?
Le jeune homme esquissa un mouvement de tête prudent.
— Le gars qui l'a lessivé a eu du culot.
— Co… Comment ?
— Reluquez-le de près. Il a pris un coup de barre de fer en pleine poire.
— Mais je croyais… qu'il était tombé d'un train ?
Les deux policiers eurent un ricanement que l'inspecteur Charlemagne s'empressa de reproduire.
— Il est tombé parce qu'on l'a balancé par la portière.
— Non !
— Si… L'assassin a fait vite. Il lui a barboté ses bijoux et son portefeuille.
— Un crime crapuleux, alors ? murmura Maurice qui était parvenu à arracher sa langue de son palais.
— Ou qu'on veut faire croire crapuleux, remarqua doucereusement celui des policiers qui n'avait encore rien dit.
Maurice en eut froid dans le dos. Il soupira en pensant à son alibi.
— Où l'agression a-t-elle eu lieu ?
— Dans le train de Versailles, hier matin.
Il n'eut que le temps de fermer la bouche, car il se serait mis à baver. Brusquement, la peur lui mordit les parties.
— Vous n'avez plus besoin de moi ? demanda-t-il aux inspecteurs.
Le plus autoritaire secoua lentement la tête.
— Pas pour le moment…
Les trois hommes le regardèrent s'éloigner.
Dès qu'il fut sorti, le gros cligna de l'œil.
— Oh ! vous croyez ? fit Charlemagne.
En sortant de la morgue, Maurice héla un taxi.
— Boulevard Richard-Lenoir !
L'imminence du danger lui procurait un sang-froid bienfaisant. Une ligne de conduite s'imposait à lui : avant tout, prouver qu'il ne s'agissait pas de son oncle. Ce serait délicat, car il l'avait reconnu d'une façon bien positive. Il comptait faire rétablir la vérité par Sainte-Thérèse et par le concierge.
Parvenu devant chez lui, il conserva le taxi, s'engouffra sous le porche, y rafla les deux personnages qu'il venait chercher et qui parlaient dans un courant d'air, les poussa nerveusement dans le taxi en criant : « A la morgue ! »
— Voilà, exposa Maurice avant que la servante et le portier fussent revenus de leur surprise. Il y a, à la morgue, le corps d'un monsieur qui ressemble à mon oncle. Il lui ressemble même au point que j'ai cru que c'était vraiment lui.
— Doux Jésus ! fit Sainte-Thérèse par acquit de conscience.
— Nom de Dieu ! rectifia le concierge…
Maurice les interrompit d'un salut à la romaine.
— Écoutez-moi, au lieu de pleurnicher. J'ai cru que c'était lui. Il n'est pas facile à identifier, car il lui manque le nez…
Sainte-Thérèse porta la main à sa gorge, puis sur le bras de Maurice pour l'interrompre.
Le neveu s'arrêta de parler.
— Seigneur Dieu ! exhala la servante.
Maurice haussa les épaules.
— Sacrebleu ! Allez-vous me laisser achever, vieille bique ?
Sainte-Thérèse estima qu'elle venait d'obtenir un motif suffisant pour bouder et s'acagnarda dans un coin du taxi.
— Pourtant, reprit Maurice, à la réflexion, je ne crois pas que ce soit lui. Je vous emmène à la morgue, vous jugerez…
Il estima que le moment était venu de les suggestionner.
— Mon pauvre oncle était plus grand… plus aristocratique, murmura-t-il sur le ton du soliloque. Il me semble qu'il avait le menton plus allongé…
Le portier ne disait rien, mais il espérait bien que le corps qu'on allait lui montrer serait celui du colonel. Un sourire béat derrière les lèvres, il préparait des adjectifs pour raconter aux gens de l'immeuble ce qu'il allait voir.
Ils arrivèrent à la morgue. Les deux types de la P. J. s'y trouvaient encore. Maurice leur expliqua que, pris de doute quand à l'identité du cadavre, il préférait que d'autres familiers du colonel donnassent leur opinion. Le gros dit d'un ton presque sarcastique que c'était là une excellente idée.
A la vue du cadavre, Sainte-Thérèse et le portier eurent un même cri :
— C'est lui !
Les tripes de Maurice se nouèrent.
— Voyons, insista-t-il. Au contraire, pour ma part, il me semble que… Ça n'est pas son menton ça, bonté !
Tout à coup son visage s'éclaira : il venait d'avoir une idée.
— Dites donc, fit-il au gros inspecteur, il n'était pas à poil quand on l'a trouvé ?
— Nous avons ses vêtements.
— On peut y jeter un coup d'œil ?
Le cortège se dirigea vers une petite pièce dont l'ameublement se composait d'une seule table. Sur cette table était allongé un complet noir.
— Je reconnais ses habits ! cria Sainte-Thérèse. Mais oui, c'est bien là son complet. J'avais fait une reprise à la doublure avant-hier.
Un des flics retourna la veste et désigna un léger raccommodage sous l'aisselle gauche.
— Mais oui ! Mais oui ! dit la domestique. Doux Jésus, je reconnais mon travail…
— Elle reconnaît son travail, répéta le gros à son collègue.
— Elle reconnaîtrait aussi bien le pape, Laurel et Hardy ou le roi d'Angleterre, dans l'état d'esprit où elle se trouve ! éclata Maurice, désespéré par cette accumulation de hasards perfides. Vous ne voyez donc pas que ces deux abrutis se sont mis dans le crâne que votre macchabée est mon oncle ; ils ont la tête aussi dure qu'un trottoir de bitume, et rien ne les en fera démordre. Vous leur auriez montré le cadavre d'un chimpanzé qu'ils auraient juré qu'ils le connaissaient…
Il se tut, les pommettes en feu. Sainte-Thérèse hésitait à amorcer une prière, le portier se frappait le front en prenant les policiers à témoin. Ces derniers ne disaient rien ; ils couvaient Maurice d'un regard moelleux.
Furieux et honteux, le jeune homme haussa les épaules et partit sans un salut. Comme il sortait, la voix du gros policier le rattrapa.
— Hep, vous !
Maurice s'immobilisa.
— Vous êtes bien pressé, fit l'homme.
— Ces deux idiots m'énervent…
— Et pourquoi qu'ils vous énervent, cette dame et ce monsieur ? insista le flic, heureux de donner une leçon de politesse à ce freluquet à moustaches qui ressemblait à une fille mal déguisée.
— Ils veulent à toute force identifier mon oncle, et je suis sûr que ce n'est pas lui…