— Pourtant, tout à l'heure, vous avez juré à mon collègue Charlemagne que ça ne pouvait être personne d'autre…
— Ma première impression a été fausse, je m'en suis rendu compte par la suite…
Le gros avalait les paroles de Maurice en promenant sa tête comme un reliquaire. Le neveu attendait des mots réconfortants.
— Ainsi, vous persistez à dire que ça n'est pas lui ?
— Je suis prêt à le jurer.
— Vous pouvez le prouver ?
— Le prouver ?…
— Ouais.
Maurice se tordit les mains.
— Mais c'est ridicule, dit-il, je n'ai pas à vous prouver que ce cadavre n'est pas celui de mon oncle…
— Si, puisque deux personnes prétendent que c'est le sien.
Ils marchèrent en silence ; chacun faisait pensée à part… Maurice se demandait pourquoi l'inspecteur l'accompagnait. Il se demandait également où il devait aller et ce qu'il devait dire pour paraître innocent. Car il se trouvait dans l'état d'esprit d'un suspect. Il se demandait pourquoi il lui arrivait une pareille aventure. Il se demandait si le destin ne se fichait pas de sa figure et si le colonel ne mijotait pas dans quelque purgatoire une sale vengeance de juteux.
— Entre nous, dit le gros homme, qu'est-ce que vous faisiez hier entre dix heures et midi ?
— Sans blague, s'étrangla Maurice, vous ne voulez pas dire ?…
Le flic rentra un peu son reliquaire entre les épaules.
— Enfin, quoi ! Votre tonton en a pris un coup dans la gueule, oui ou non ? Il faut savoir qui c'est qui lui a refilé. Mon boulot, c'est de trouver le type qui était à l'autre bout de la barre de fer quand le choc s'est produit.
Maurice ne put proférer un mot ; il se dit que son chemisier était un imbécile de lui faire des cols aussi serrés.
— Remarquez, poursuivit le gros, remarquez que je ne dis pas que vous avez fait le coup… Mon boulot, c'est de savoir… P't'être que vous êtes un brave type qui aimait bien son tonton, p't'être aussi que non. On peut rien dire… Si je vous disais que moi, j'en ai vu des drôles, en douze ans…
Brusquement, le gros eut l'air heureux de vivre et d'être flic. Il enchaîna, une expression satisfaite peinte sur sa figure pourpre :
— Les gens se font des idées sur les assassins. Ils s'imaginent qu'ils ont des têtes à part ; c'est idiot… J'en ai vu qu'on n'aurait pas remarqués dans la rue. Tenez, vous, par exemple, on se dirait : « C'est un petit jeunot d'aujourd'hui, y ne doit penser qu'à se donner du bon temps. » Mais mon boulot, c'est de vous dire : « Qu'est-ce que vous faisiez hier entre dix heures et midi ? »
— J'étais chez une copine, fit-il, car il venait de décider de laisser de côté son alibi de Versailles.
— Je peux vous demander son adresse ?
Maurice donna l'adresse de Barbara.
Le gros s'arrêta de marcher. Il sortit une vieille enveloppe d'une poche et y nota le renseignement avec application.
— Bon, sur ce, je vous laisse… Au plaisir.
Il inclina son reliquaire. Maurice s'efforça de sourire au regard gluant posé sur lui.
— Au plaisir, balbutia-t-il.
Il s'éloigna sans se presser, attendant que l'inspecteur eût tourné la rue ; après quoi, il se précipita dans un bar-tabac pour téléphoner à Barbara.
Il eut la chance de l'avoir immédiatement au bout du fil.
— Allô ! Barbara ?… Ici Maurice.
— Ah, fit avec une suprême indifférence la voix lointaine de Barbara.
Ce peu d'enthousiasme anéantit le jeune homme.
— Il faut absolument que je te voie…
— Tu connais mon adresse, non ?
— Je ne peux pas aller chez toi, ce serait dangereux…
— Sans blague ! Et pourquoi que ça serait dangereux ?
— J'ai les condés sur le dos ; je t'expliquerai…
Barbara poussa une exclamation dans la petite passoire d'ébonite.
Qu'est-ce qui se passe ?
— Je ne peux rien te dire ici. File illico à la Reine Blanche, je vais te rejoindre.
— Pas tout de suite.
— Pourquoi, grogna Maurice, tu es en mains ?
— Non, je me coiffe…
Tant de puérilité le fit s'étrangler de fureur.
— Moule-moi avec tes sacrés tifs. Et arrive…
Il raccrocha.
— Un double Martini ! ordonna-t-il au patron.
Il ne savait plus bien où il en était. Les événements se déroulaient à la cadence d'un mauvais film policier. En général, les suspects de films policiers engloutissent des doubles quelque chose dans tous les bars qu'ils rencontrent. Maurice les imitait. Cela ressemblait à un jeu et c'était au fond très amusant.
Il prit un taxi qui le conduisit boulevard Saint-Germain. Il n'eut pas longtemps à attendre ; Barbara survint, traînée par un animal bizarre que Maurice estima être un chien.
— Où as-tu trouvé ce cauchemar ? demanda le jeune homme.
— Ne te fiche pas de moi, c'est un chien de race…
— De laquelle ?
— J'en sais rien, mais je l'ai payé cinq mille balles. Tu ne le trouves pas bien ? Il s'appelle Flick.
— Pas mal, c'est toi la marraine ? En tout cas, c'est de circonstance.
Barbara devint grave.
— Alors, qu'est-ce qui ne va pas ?
Maurice lui relata par le menu les incidents de la matinée.
— Tu comprends, conclut-il, je ne pouvais pas dire au flic que j'avais passé ma matinée d'hier à Versailles ; il aurait bien entendu fait un rapprochement entre cette excursion et le fait que mon prétendu oncle ait été tué dans le train de Versailles.
— Bien sûr…
— Alors, je lui ai dit que j'avais passé la matinée chez toi.
— Chez moi ? fit Barbara, un peu hébétée.
— Pardine, puisque tu es dans la combine. Tu peux bien me rendre ce service…
— C'est pas possible !
Maurice coula sur sa compagne un regard blanc.
— Pas possible, hé ? Je voudrais bien savoir pourquoi. N'oublie pas, ma douce colombe, que si les choses se gâtaient, je ne me laisserais pas mettre sur les reins un crime que je n'ai pas commis… Peut-être — tout est possible quand on est dans les pattes de la police — me laisserais-je aller à dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité…
— Ça te changerait, remarqua Barbara. En tout cas, tu serais rudement salé.
— Pas tellement, si je disais que c'est toi qui es l'instigatrice de la disparition. Je jouerais au petit gars faible qui n'a pas eu la force d'empêcher le crime. Avec un bon avocat, ça ne doit pas aller chercher bien loin…
Barbara regarda Maurice comme on regarde une araignée.
— Fumier ! prononça la jeune femme avec conviction.
— Bon, alors j'étais chez toi hier entre dix heures et midi ?
Barbara passa en revue son programme de la veille. Il lui vint sur les lèvres un bon sourire.
— Mais bien sûr, mon chéri, que tu y étais hier, entre dix heures et midi. Seulement, tu y étais tout seul.
Tout émoustillée, elle s'expliqua :
— Hier matin, je suis allée chez une cartomancienne de la rue Saint-Martin, avec ma concierge. Quand tes poulets viendront vérifier ton alibi, ils commenceront par se tuyauter dans la loge, la chose est courue, et ils apprendront qu'aux heures qui les intéressent j'étais de l'autre côté de la Seine, en train de me faire prédire l'avenir.
Elle sourit tendrement aux prédictions que lui avait faites la vieille bonne femme.
— Un grand jeune homme blond, balbutiat-elle. Un, deux, trois, l'as de cœur : passion. Et le roi de trèfle avec du pognon…
— Quand tu auras fini de déconner, s'impatienta Maurice, nous essaierons de réfléchir à la situation… Sacredié, me voilà dans un foutu merdier !