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— T'énerve pas, supplia Barbara, adoucie par les promesses enchanteresses de la cartomancienne. Et tiens, il me vient une idée : on va aller trouver Jango ; ne ricane pas, c'est un garçon plein de bon sens, je parie qu'il trouvera la solution pour tout aplanir. Sans compter que s'il possède encore les effets de ton oncle, on pourra peut-être prouver d'une façon ou d'une autre que le bon vieux de la morgue, c'est pas lui…

Maurice se rendit au raisonnement de Barbara sans protester.

— Si tu crois…, soupira-t-il. On y va tout de suite ?

— On va d'abord s'envoyer une choucroute, décida Barbara, il faut se soutenir…

Elle se leva d'un air décidé, tapota sa jupe pour la défroisser et tira sur la laisse qu'elle tenait en main. A l'autre bout de la courroie, il y eut un frétillement, la chose informe et velue qu'elle appelait Flick s'ouvrit à une de ses extrémités en émettant un bruit de bâillement.

CHAPITRE V

— P'pa ! Je peux descendre faire pipi ? demanda Zizi comme tous les matins.

Jango exigeait que le gamin passât par cette humble formalité, car Zizi avait tendance à abuser du prétexte. On avait vu des cas où il s'était levé au chant du coq pour musarder, nu-pieds, dans toute la maison.

Jango, bien qu'à moitié endormi, examina honnêtement la requête.

— Vas-y, permit-il, mais prends tes pantoufles et ne traîne pas.

Il ajouta, après avoir évoqué la fonction à laquelle le gosse allait souscrire :

— Attention de ne pas faire sur le bord du siège.

Zizi ne trichait pas. A l'oreille, Jango étudia ses faits et gestes. Quand Zizi remonta, il l'appela.

— Entre.

Il sourit au visage rieur.

— Bonjour, p'pa…

— Bonjours, fils. A propos, tu as retrouvé ton lapin, hier ?

— Non, bonne-maman et moi, on l'a cherché presque tout l'après-midi, et puis le monsieur qui voulait te parler est arrivé et on n'y a plus pensé.

Jango étudia la frimousse dorée de Zizi. Il soupçonnait vaguement son fils de mensonge, mais se refusait à le questionner d'une manière trop pressante, de peur de ruiner son prestige paternel au cas où Zizi serait sincère.

— Va te recoucher, dit-il, nous essaierons de le trouver tout à l'heure.

Peu après, bonne-maman se leva. En passant devant la chambre de Jango, elle heurta la porte sur un rythme convenu.

Ce signal servait à rappeler à son fils que c'était son jour d'effectuer les emplettes domestiques.

— Voilà ! cria joyeusement Jango.

Il ne fut pas long à se vêtir. Prétextant le soleil, il étrenna un pantalon de lin, passa une chemise saumon et noua à son cou un léger foulard de soie.

— Bigre ! fit bonne-maman en le voyant apparaître, tu t'es fait beau comme un artiste de théâtre.

Elle lui servit un thé au citron, et lui donna le sac à provisions et la liste des denrées qu'il devait acheter. Jango se hâta de partir avant le lever de Zizi pour éviter des demandes et des refus toujours pénibles.

La petite ville des bords de Seine était coquette comme un décor suisse. Ce matin-là, elle sentait la lessive et la rose. Le soleil entrait dans la poreuse pierre meulière des pavillons comme dans les rayons de cire d'une ruche. Au loin, sur la Seine, des frégates aux cornettes de religieuses cherchaient une brise fugace.

Jango se sentait paisible et languide. Il allait d'un pas de bonheur qui n'effrayait même pas les lézards. Il saluait tout le monde et tout le monde le saluait. Le facteur qu'il rencontra lui remit une carte postale représentant cent mètres de Côte d'Azur. La carte, émanant de vagues cousins éloignés qui avaient conjugué leurs signatures pour que le libellé ne dépassât pas cinq mots, laissa Jango insensible, mais le facteur l'émut. Il proposa un verre de vin blanc. Ce n'était pas de refus. Ils trinquèrent et se séparèrent. Le boulanger entra au café pendant que Jango réglait les deux vins blancs. Ils se saluèrent et convinrent qu'il faisait beau. Le boulanger fit servir deux autres blancs d'autorité. Les deux hommes commencèrent alors une importante conversation sur la panification. Quand ils eurent vidé le sujet, ils se penchèrent sur les crédits militaires, sur le Tour de France, sur la pêche et ils allaient aborder la délicate question de la Radiodiffusion française lorsque Jango, soucieux de ses achats, manifesta l'intention de partir.

— Je vais chez vous, dit-il au boulanger en riant. Vos baguettes sont-elles bien cuites à point, aujourd'hui ?

— Nous sommes mercredi, répondit le boulanger.

Jango fronça le sourcil. Il ne comprenait pas en quoi ce jour de la semaine pouvait influer sur la cuisson du pain. Le commerçant souriait de le voir chercher.

— Voyons, finit-il par dire, le mercredi est mon jour de fermeture…

Jango se moqua de son manque de mémoire et, fort civilement, exprima au boulanger son regret de devoir se servir chez son concurrent.

— Mais pas du tout ! s'écria le brave homme. Pour les amis, il n'y a pas de fermeture. Venez avec moi !

Il le remorqua jusqu'à sa cour, lui fit enjamber des fagots et l'introduisit dans ses appartements en passant par son four.

— Entrez, entrez donc ! N'ayez pas peur, la patronne ne vous mangera pas, faisait le boulanger à la cantonade afin de prévenir sa femme de leur arrivée.

Celle-ci amena un regard par la porte de la cuisine, poussa un petit cri de confusion en reconnaissant Jango, et se dépêcha d'ôter son tablier de caoutchouc.

Elle s'empressa. Jango faisait des courbettes et des sourires avec un petit air gêné qui fit battre le cœur de la boulangère. La brune ardente avait formé dans sa jeunesse le projet de devenir institutrice. Hélas, son niveau d'instruction n'ayant pu s'élever au-delà du brevet élémentaire, elle n'avait pu réaliser cette louable ambition. Elle gardait de cette tentative une vive attraction pour les gens et choses de l'esprit ainsi que pour les bonnes manières. Jango lui plaisait à cause de son exquise politesse, de son visage sérieux et de sa conversation choisie.

— M. Jango ne se souvenait plus qu'on était fermé le mercredi, expliqua le mari. Sapristi, je n'ai pas voulu qu'il aille chercher son pain chez Cudet.

Il cligna de l'œil pour Jango.

— Qu'est-ce que vous diriez si je vous faisais manger du pain blanc, du vrai pain blanc comme avant la guerre ?

Jango se récria. Il exprima sa confusion ; il dit que « vous me gênez horriblement, M. Porlin, et ça n'est pas raisonnable » ; que « je ne sais pas si je dois accepter » et que « la maman et le petit ouvriront de grands yeux ; et comment vais-je vous revaloir ça ? »

Heureux de son geste, le boulanger s'étonnait qu'on pût s'attirer tant de gratitude avec un kilogramme de farine.

— Que vas-tu offrir à M. Jango ? demanda la boulangère.

— De la clairette de Die, décida le boulanger. Le matin, c'est tout indiqué.

Jango ne savait où se mettre. Il finit par s'abattre dans un fauteuil afin d'y subir commodément les largesses des boulangers. Il les connaissait depuis plus de dix ans, mais leurs relations ne s'étaient jamais développées ailleurs que devant le comptoir de leur magasin. Jango, malgré sa gêne, appréciait fort les caprices du hasard qui le plaçaient aussi soudainement dans l'intimité des commerçants.

Pendant que son mari descendait à la cave, la boulangère s'assit en face de Jango. Elle croisa les jambes si haut qu'il crut découvrir son intimité jusqu'à l'estomac. Au lieu de rougir suivant son habitude, Jango montra beaucoup d'assurance. Il sourit si gentiment à la boulangère qu'elle s'y perdit et ne sut quelle attitude adopter. Elle se débattait dans l'incertitude lorsque, à sa profonde stupeur, elle vit Jango s'arracher de son fauteuil et franchir, la lèvre goulue, les quatre-vingt-dix centimètres qui les séparaient. Elle fut embrassée toute vive et d'une façon si savante qu'elle en eut la nuque meurtrie comme d'un coup de matraque. Ce rudimentaire hommage rendu à son hôtesse, Jango abandonna les bras de la brune ardente pour ceux de son fauteuil. En un laps de temps très réduit, il venait de mettre au point un curieux programme de séduction dont il sera parlé en son temps, et duquel il escomptait plus de satisfactions morales que de félicités physiques.