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— Vous allez me goûter cette clairette ! tonitrua le boulanger.

Il servit le vin mousseux et ils trinquèrent. Apercevant un cor de chasse accroché au-dessus d'une photographie représentant le couple en mariés, Jango s'enquit avec intérêt du nom de la personne qui utilisait ce viril instrument.

— C'est moi, dit le boulanger.

Et il accepta, en se frappant la poitrine, les compliments de son invité :

— Ça, j'avoue, il faut du souffle, avoua-t-il. Tonton, tontaine et tonton… Ah, ça vous fait gonfler le cou.

Il voulait, sur l'heure, donner un récital, mais sa femme l'en dissuada, alléguant que la clinique d'accouchement était proche.

— Et vous, demanda le bonhomme, avez-vous un passe-temps ?

Jango vit dans la question une preuve que le Destin choisissait ses gens et ses instants pour se manifester. Il fut troublé qu'on lui posât une semblable question le lendemain du jour où il avait pris la résolution de s'adonner à un art.

— La peinture, s'entendit-il répondre.

— Comme ça se trouve ! glapit la brune ardente. Dans mon jeune âge, j'étais attirée par la peinture, moi aussi…

Jango convint qu'en effet, ça se trouvait bien.

— Seulement, poursuivit la boulangère, je n'avais aucune disposition.

Jango assura qu'elle péchait par excès de modestie.

— J'y pense ! dit-elle en réussissant un petit cri de souris prise au piège. J'ai encore ma boîte de peinture au grenier ; puisque vous êtes artiste, je vais vous la donner. J'espère qu'elle pourra vous être utile… Jules, ordonna-t-elle à l'époux enfariné, monte au grenier ; c'est une boîte grosse comme ça, avec une courroie. Tu verras, dans la grande malle.

Docile, le boulanger s'exécuta. Jango se débattait, croulant sous les largesses, mais la boulangère, s'autorisant du précédent de tout à l'heure, vint lui manger ses protestations dans la bouche.

Ils entendaient les pas du mari à l'étage supérieur. Étroitement unis, Jango et la boulangère broutaient leurs langues consciencieusement. Une grosse faim tourmentait la partie inférieure de leur individu.

Ils se séparèrent pour respirer.

— Au crépuscule, chuchota la femme, j'irai me promener du côté de l'écluse.

— C'est un endroit charmant, fit Jango.

Un peu déroutée, elle l'observa.

— Vous aimez le petit bois ?

— Énormément.

Elle eut l'air rassuré et poussa un soupir qui souleva la mèche capricieuse de Jango.

* * *

— Eh bien, tu en as mis du temps ! s'exclama bonne-maman. Ma blanquette ne sera jamais prête pour midi. Qu'est-ce que c'est que cette boîte de colporteur ? On dirait que tu viens proposer du coton à repriser.

Jango mit sa mère au courant des événements. La vieille femme fut heureuse de savoir que son fils allait devenir un grand peintre et elle le fut plus encore du pain blanc.

Zizi battit des mains.

— Quand c'est que tu vas commencer ta peinture, dis p'pa ?

— Tout de suite…

— Je vais t'aider ?

— C'est impossible, voyons…

Jango ressentait des démangeaisons dans les doigts. Il avait hâte d'écraser des couleurs, de les délayer, de les étendre sur une surface plane. Il allait créer un univers somptueux aux couleurs nobles.

— Tu vas peindre quoi ? demanda bonne-maman.

La question embarrassa Jango. Ce qui comptait pour lui, c'était de jouer avec la couleur, au gré de l'inspiration. Il sentait qu'en donnant des lois, des tendances, voire même un simple motif à son art, il le limitait et s'éloignait de lui.

— Je monte dans ma chambre pour être dans le calme, fit-il.

Assis sur son lit, il ouvrit la boîte et essaya de se repérer au milieu de tous ces tubes, de tous ces flacons dont l'utilité lui paraissait bien incertaine. Il regrettait de ne pas avoir de manuel à sa disposition pour la mise en train. Un simple mode d'emploi lui aurait été d'un grand secours. Pourtant, à force de tâtonnements, il parvint à donner à chaque objet une signification approximative. Quand il jugea son éducation express au point, Jango se mit en quête d'une toile susceptible d'accueillir ses transports artistiques. Après beaucoup d'hésitations, il se décida à peindre sur l'envers d'une toile sans valeur achetée aux Puces pour le prix du cadre. Le tableau convenait, de par ses dimensions, à une première tentative ; il était d'un format modeste et faux, en ce sens qu'il était trop haut pour sa largeur ; mais, précisément parce qu'il sortait des calibrages classiques, on le devinait tout prêt à devenir un chef-d'œuvre. Jango examina le recto de la toile qui allait être le verso de la sienne. Il représentait un compotier d'abricots sur un fond de tenture ocre. C'était voyant et d'une composition douteuse. Jango n'eut pas de regret. Il se dit au contraire que ce tableau avait suffisamment incommodé d'yeux et qu'il était grand temps qu'on le mît au piquet. Loin d'être gêné par les abricots, il éprouvait une joie de mauvaise qualité à peindre sur leur dos. Ayant mélangé au petit bonheur du bleu de prusse et du vermillon, il trempa un pinceau de taille moyenne dans de l'huile de lin, l'enduisit de la couleur obtenue, qu'il estimait curieuse, et commença à tracer de larges lignes imprécises sur la toile. Cet épais dessin terminé, il marqua un temps d'arrêt pour juger de l'effet produit. Il se gratta le nez, perplexe. Le dessin résultant de cette rapide opération pouvait, suivant l'imagination, évoquer un intestin, une carte du Japon, la caricature de M. Robert Schuman ou n'importe quoi, vu par un enfant de quatre ans. Comme les taches d'encre dans une feuille pliée, le graphisme était bizarre et plein d'embûches. Jango étudiait cette armature sans parvenir à décider comment il allait la vêtir. A la fin, ce qu'il crut être la voix de son génie artistique lui souffla qu'il tirerait un heureux parti de cet entrelacs de traits en le cultivant avec un tempérament de portraitiste. Cette suggestion le ravit et passa à l'état de décision. Jango sourit de son hésitation… Comment n'avait-il pas découvert dans son graphisme les éléments d'un visage ? Maintenant, le dessin se dépouillait de son mystère. Un nez plongeant, un front haut, une petite oreille, une mâchoire tourmentée, avec, comme interprétation des lignes inutilisées, peut-être une moustache en crocs, ou bien un lorgnon, à moins que… oui, après tout, des rides… Le mieux serait de peindre une tête de vieillard…

Jango posa des petites fientes de couleur autour de sa palette. Il respira à pleins poumons l'air de sa chambre chargé d'une électricité créative.

— Au travail ! cria-t-il.

— Tu as besoin de quelque chose ? s'inquiéta Zizi assis au bas de l'escalier.

Non, Jango n'avait besoin de rien ! Fort et sûr de lui comme le navire débouchant du chenal pour affronter la haute mer, il peignait. Il se libérait, la poitrine dégagée, le visage illuminé par le triomphe comme les personnages des réclames pour laxatifs.

La blanquette de veau suspendit pour une heure cette fièvre libératrice.

— Ça marche ? demanda bonne-maman.

— Très bien.

Zizi l'accablait de questions.

— De quelle couleur il est, ton tableau ?