— De toutes les couleurs…
— Comme l'arc en ciel, alors ?
— Oui, comme l'arc en ciel, Zizi.
— Tu peins quoi ?
— Un portrait.
— Le portrait de qui ?
La question parut valable à Jango ; cependant, il fut étonné de l'empressement avec lequel il la repoussa.
— Le portrait de personne, tu m'agaces…
Ils déjeunèrent en silence. Bonne-maman était peinée de voir le peu de cas qu'on faisait de sa blanquette. Elle en venait à regretter que son fils embrassât sur le tard une carrière artistique. Il se préparait, songeait-elle, bien des tourments. Tristement, elle se disait que leur vie familiale n'aurait plus la même qualité.
Elle vit la confirmation de ses craintes lorsque Jango quitta la table sans avoir roulé sa serviette.
— Tu ne prends pas de café ?
— Pas aujourd'hui…
Et hop ! Déjà la porte de sa chambre claquait.
La vieille femme soupira. Elle allait desservir, mais elle vit deux larmes dans le regard de Zizi et elle retomba sur sa chaise, les jambes fauchées par un coup de vieillesse. Elle allongea sa main pleine d'os sur la nappe ; Zizi posa dessus ses mains potelées de Jésus de crèche et s'arrêta de pleurer. Immobiles, bonne-maman et son petit-fils écoutèrent la chanson que Jango entonnait à tue-tête, là-haut :
— Ce sera beau ? questionna enfin Zizi.
— Quoi donc, mon chéri ?
— Le tableau de papa ?
— Bien sûr…
— Pourquoi qu'il peint pas des petits chiens ? C'est joli, des petits chiens avec le museau rose…
Bonne-maman imagina le sujet proposé par Zizi.
— Oui, dit-elle, j'ai idée que ce ne serait pas mal. Tu en verrais combien, de chiens, sur le tableau ?
— Trois, fit Zizi. Un blanc, un noir, et un noir et blanc…
— Ce serait rudement bien, reprit bonne-maman avec force. Ils seraient dans une corbeille…
— Non, sur un coussin bleu !
— Tu crois ?
Ils discutèrent longuement de la composition à donner au sujet.
L'eau de la vaisselle bouillait quand Jango les appela, penché sur la rampe.
— Venez voir, tout le monde !
Bonne-maman et Zizi se précipitèrent dans l'escalier. Parvenus devant la chambre, ils s'arrêtèrent net et se turent comme à la porte d'une nouvelle accouchée.
— Entrez, entrez ! invita Jango.
Ils entrèrent, la gorge serrée par l'émotion. Le tableau reposait sur l'oreiller. Un rai de soleil l'éclairait. Bonne-maman et son petit-fils se rangèrent devant le lit, les mains jointes sur le ventre. On aurait pu croire qu'ils venaient visiter un caveau de famille. Le sourcil froncé, la vieille dame et le gamin cherchèrent une vérité dans le rectangle de taches éclatantes que Jango leur proposait.
— C'est un portrait, fit bonne-maman comme pour se convaincre.
Zizi attendit un peu avant de se prononcer. Lorsqu'il eut épuisé toutes les autres combinaisons d'interprétation qu'autorisait le tableau, il répéta :
— C'est un portrait !… Je vois un œil, triompha-t-il en désignant une sorte de mollusque au centre de la toile.
— Voyons, voyons, fit sévèrement Jango, c'est l'oreille !
Partant de ce point de repère que le peintre venait de leur fournir, bonne-maman et Zizi reconsidérèrent la question et finirent par s'y retrouver. Ils purent commenter le portrait.
— C'est un homme, avança bonne-maman.
— Et il est vieux, renchérit Zizi. Regarde ! Il a la moustache et les cheveux blancs…
— C'est très beau.
— Pourquoi que t'as pas peint des petits chiens ? demanda le gamin à son père.
— Quelle idée, dit Jango d'une voix boudeuse. Tu ne le trouves pas bien, mon tableau ?
— Si. Mais si t'avais fait des petits chiens avec le museau rose, ç'aurait été plus joli. Y a pas de rose dans ton tableau ; y a même pas de rouge…
— Il y en a ! affirma Jango, il y en a. Seulement, Zizi, il est mélangé à d'autres couleurs…
Zizi tapa du pied.
— On le voit pas !
Son visage se partagea, ses joues mangèrent ses yeux : il rit.
— Puisque tu as fait le portrait d'un vieux monsieur, mets-lui une médaille rouge…
Envoûté par son art, Jango ne soupesa l'argumentation que sous l'angle de la peinture. Il se dit que le petit n'était pas bête et qu'en effet, une simple tache incarnat réchaufferait le tableau, donnerait plus de réalisme et de vie au portrait.
Il trempa son pinceau dans un rouge vif, humide et onctueux comme du sang, et décora le vieillard.
Il avait à peine retiré son geste que bonne-maman poussa un cri.
— J'y suis ! Mais c'est le portrait du colonel que tu as fait…
— Oui ! Oui ! glapit Zizi. Le colonel, c'est le colonel…
Jango était devenu tout pâle. Ses mains pendaient le long de son corps comme des branches cassées. Il regarda le tableau et enfla sa poitrine pour un cri.
C'était bien l'œil sévère du colonel qui le fixait, glacial et réprobateur. La personnalité de l'ancien officier débordait de la toile. Du reste, ce n'était plus une toile, mais une présence. Et une présence attentive, scrutatrice, hostile.
— Ce que tu es habile ! dit bonne-maman. C'est à s'y méprendre.
Jango sentit la louange se faufiler à travers sa peur et trouver sa vanité. Ce qui l'effrayait, c'était d'avoir donné involontairement une ressemblance à son barbouillage.
Involontairement ? Voire ! Peut-être avait-il voulu faire le portrait du colonel sans s'en rendre compte ? Cette réalisation surprenante et fortuite n'était-elle pas tout bonnement l'œuvre, non pas de Jango, mais du peintre qui venait de se déclarer en lui comme une rougeole ?
— Hein ! triompha-t-il, l'ai-je bien enlevé, ce sacré colonel ?
CHAPITRE VI
— Tu veux que je te dise à quoi ressemble ton clebs ? proposa Maurice.
— Non.
Maurice se força à rire pour accentuer son ironie.
— Il ressemble à un manchon de fourrure.
— Il est marrant, fit Barbara, attendrie.
— J'aimerais connaître le plaisir que tu éprouves à traîner cette horreur ou à te faire traîner par elle. Moi, à ta place, j'aurais acheté un chien.
— Fiche-moi la paix, bougonna la jeune femme.
Elle serra Flick sur son cœur et le bisota comme pour le réconforter. Mais le chien se moquait des propos malveillants de Maurice et des caresses de sa maîtresse — laquelle, soulignons la coïncidence au passage, se trouvait être épisodiquement celle de Maurice. La tête hors de la portière du train, il humait les beaux jours voluptueusement.
Maurice allait chercher des vacheries à dire lorsque deux dames, plus ou moins en deuil, vinrent s'asseoir à côté d'eux. Après s'être accoutumées à l'ambiance du train, elles hésitèrent entre le tricot et les confidences. L'une tirait déjà sur la fermeture Éclair de son sac lorsque l'autre commença à parler de la jambe articulée de son mari qui le faisait souffrir — ce qui indiquait clairement que le temps allait changer.
La première dame abandonna illico toute idée de tricot et ratifia les prévisions météorologiques de sa compagne en faisant remarquer que les hirondelles volaient bas.