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— Il veut que j'aille prendre les bourres par le bras et que je leur dise que j'étais à Versailles hier matin. Pas folle la guêpe, hein ?

Jango fit craquer ses jointures, ce qui était un signe d'énervement. Les craquements furent si sonores que bonne-maman les entendit depuis sa cuisine.

— Si vous ne jacassiez pas comme une petite fille, j'essaierais d'aller au bout de mon raisonnement, s'impatienta Jango. Ne prenez pas la police pour plus bête qu'elle n'est. Votre alibi sera décortiqué avec soin. S'ils s'aperçoivent que vous l'avez truquée, alors vous pourrez redouter le pire. Tandis qu'avec de la franchise vous serez à couvert. Il ne faut pas perdre de vue que le cadavre qu'on vous reproche n'est pas le bon. Tôt ou tard, pour peu que votre avocat insiste sur ce point, le défunt de la morgue reviendra à sa famille. Alors vous serez complètement innocenté. Mais si vous mettez les policiers au courant de notre affaire, vous êtes perdu.

Maurice essaya de protester. Jango ne lui en laissa pas le temps.

— Je dis « perdu » ! Car vous avouez avoir trempé dans la disparition de M. le Colonel. Barbara et moi aurons beau jeu de nous disculper, puisqu'il n'y aura pas d'autres charges contre nous que votre parole. Parole douteuse d'un individu qui aura trompé ou essayé de tromper la police déjà une fois avec un alibi fantaisiste. Vous me comprenez ? Et si on découvre alors que vous n'avez pas tué dans le train de Versailles, on vous conservera néanmoins puisque vous aurez reconnu être mêlé à une histoire de meurtre. Vu ?

Barbara était sortie de son attitude lointaine sur la pointe des pieds. Elle applaudit.

Maurice, fortement ébranlé, baissait la tête.

— Enfin, termina Jango, nous parlons comme si vous étiez sous le coup d'un mandat d'amener. Dieu merci, il n'en est pas question.

Comme il achevait ces mots réconfortants, le bruit d'une chasse à courre arriva du jardin.

Ils se précipitèrent au-dehors. Ils arrivèrent à temps pour assister à une scène curieuse : le chien de Barbara, un train mécanique attaché à la queue, courait après un lapin blanc en aboyant, cependant que Zizi encourageait poursuivant et poursuivi, sans aucun chauvinisme, par des cris d'Indien.

Le jardin étant exigu, le lapin ne pouvait, comme il le souhaitait, donner un aperçu de sa vélocité. Il bondissait d'un mur à l'autre pour échapper au col d'astrakan qui le pourchassait. Par ailleurs, Flick voyait son ardeur diminuée par le convoi dont Zizi lui avait confié la traction. Il résolut de se débarrasser du train pour pouvoir se consacrer totalement au lapin.

S'étant arrêté afin de sectionner avec les dents la corde fixée à sa queue, il eut la surprise de recevoir le lapin dans les pattes. Flick, qui n'était pas chien de chasse, courait jusqu'ici après le lapin par pure gaminerie, sans nourrir de mauvaises intentions. Il se promettait simplement de le bousculer du museau pour l'effrayer. Mais cette maladresse de la bestiole le surprit au point qu'il la mordit assez grièvement à l'épaule. Le lapin se coucha sur le flanc comme une embarcation quand la mer se retire, en poussant des cris aigus.

Cet hallali s'étant déroulé en quelques secondes, les spectateurs n'avaient pas eu le temps d'intervenir. Lorsqu'ils se décidèrent, ce fut pour noyer des cendres et appliquer des sanctions.

— Maurice gifla Zizi, Jango porta le lapin à sa mère afin qu'elle le soignât, Barbara débarrassa Flick de son train mécanique.

L'ordre revenu, on commenta l'incident. Jango raconta la fugue du lapin (sans préciser à la faveur de quelle circonstance elle s'était produite). Flick fut sacré chien de flair et Zizi le roi des polissons. Jango offrit des liqueurs et l'entrevue fut abrégée.

* * *

Après le départ des visiteurs, bonne-maman sortit de sa cuisine en tenant le lapin dans ses bras. Elle avait pansé la pauvre bête de son mieux, mais elle nourrissait de funestes pressentiments et doutait de sa guérison.

— C'était pour du travail ? demanda-t-elle.

Jango haussa les épaules.

— Assieds-toi, je vais tout t'expliquer…

Il ne cacha rien à sa mère. Il lui relata la conversation privée qu'il avait eue avec Barbara. Bonne-maman l'écouta sans l'interrompre.

Quand il se tut, elle tira sur les poils de sa verrue en plissant les yeux.

— Bien sûr, finit-elle par dire, je comprends l'idée de Barbara : c'était s'éviter bien des tourments, bien des dangers, peut-être même bien du malheur… Tu as un fils, ne l'oublie pas ; s'il t'arrivait quelque chose, que deviendrait Zizi ? Je suis vieille…

— Tais-toi, supplia Jango.

La vieille femme fut charmée de voir ses jérémiades prises au sérieux.

— Il faut bien dire les choses telles qu'elles sont, mon pauvre garçon. Sans toi pour l'élever, le petit irait à l'Assistance…

Elle brossa complaisamment un noir tableau de cette institution. Elle évoqua en détail un Zizi mal nourri, pâlichon, guetté par la tuberculose. Il prenait de coupables habitudes parce qu'il se trouvait en mauvaise compagnie. Il se touchait, jurait, pensait aux filles avant l'heure. A quinze ans, on le plaçait chez une mégère qui le rouait vif. Il se sauvait, rencontrait des voyous qui lui enseignaient l'art délicat de vider les poches d'autrui. A vingt ans, il commettait son premier assassinat. On l'arrêtait…

Parvenue à ce point culminant, elle hésita ; elle ne savait plus si on le guillotinait ou bien si on l'envoyait au bagne où un crocodile le savourait au cours d'une évasion manquée. De toute façon, la fin de Zizi était extrêmement pessimiste et tous deux éclatèrent en sanglots.

Ils appelèrent le gamin, l'embrassèrent à l'user, lui pardonnèrent la farce du train mécanique et la chasse à courre. Bonne-maman promit un flan à la vanille pour le repas du soir et Jango une sucette à l'anis pour un futur immédiat.

Zizi ignorait les raisons de cette brusque amnistie, mais il s'en montrait satisfait. Voulant mériter les largesses familiales, il donna une version personnelle du drame. Au fond, tout s'expliquait avec le maximum de simplicité :

Ayant retrouvé la piste de Petite-Tête-de-Condor grâce à l'odorat de Flick, il avait lancé sur ses traces la police montée de Texas City. Pour gagner du temps, il avait embarqué la troupe dans un train spécial… Ses hommes tenaient presque le cruel chef des Eggs-and-Bacon lorsque Flick avait, sans crier gare, abandonné sa piste pour celle du lapin blanc.

Bonne-maman déclara qu'avant de molester Zizi on aurait dû penser à ça. Jango reconnut le bien-fondé de cette remarque et fit amende honorable.

Zizi laissa éclater son antipathie pour Maurice dont il avait reçu deux soufflets. Bonne-maman cria au meurtre en apprenant ces voies de fait. Elle ordonna au petit d'aller jouer et, tandis qu'il s'éloignait, fixa sur Jango un regard éloquent. Elle dit que ceux qui battaient les enfants ne méritaient pas de vivre.

Jango comprit que sa mère lui adressait de la sorte un véhément reproche.

— Enfin, quoi, gémit-il, je ne suis pas un assassin. Je ne pouvais pas tuer ce garçon de sang-froid !

Bonne-maman ne répondit rien, mais on sentait qu'elle avait un gros poids de pensées en tête.

— Espérons que tout s'arrangera, soupira la vieille femme.

Elle quitta la pièce sur ces mots lourds d'inquiétude.

Jango pensa de justesse au rendez-vous que lui avait donné la boulangère. Il annonça qu'il allait respirer le soir le long de la Seine et descendit au fleuve en réfléchissant.

* * *

Il était surpris par les avanies qui, depuis deux jours, troublaient sa vie jusque-là si limpide.

Il récapitula ses sujets de mécontentement : il y avait avant tout cette menace causée par le cadavre de la morgue, puis cette transformation qui s'opérait sur son visage chaque fois qu'il ornait son revers de la Légion d'honneur du colonel. Il y avait aussi la ressemblance de son tableau avec l'ancien militaire ; elle le tourmentait plus qu'il ne se l'avouait. Enfin, le lapin blessé ajoutait son sang innocent d'herbivore à ce faisceau de graves contrariétés.