Jango sentait que l'exécution du colonel inaugurait une ère maléfique. Qui sait même si elle ne la provoquait pas ?
Tout en soupesant ces déprimantes réflexions, il était parvenu à l'écluse. Une péniche de ciment et un yacht anglais changeaient de niveau. Ce spectacle intéressa Jango. Il aimait les bateaux et rêvait de descendre jusqu'à Rouen avec l'un d'eux.
Les mariniers et les yachtmen attendaient patiemment d'être hissés au cours supérieur de la Seine. Les premiers menaient leur existence paisiblement, sans se préoccuper du mouvant décor ni des spectateurs ; les seconds regardaient tout par acquit de conscience, mais s'ennuyaient ferme.
— Hou, hou !
Une écharpe rouge s'agitait dans le bosquet de trembles. Jango aperçut la boulangère.
— Comme ça se trouve ! dit-elle avec un sourire idiot.
Il s'approcha d'elle et essaya de lui cacher sa mélancolie et son manque d'enthousiasme.
— A propos, vous savez que mon prénom c'est Édith ?
Il reconnut que c'était très élégant et très bien porté.
Furtivement, il jetait des coups d'œil derrière lui pour se rendre compte si les éclusiers pouvaient les voir. Il ne vit personne sur le quai de pierre. Les deux hommes étaient allés boire avec le patron de la péniche pendant que l'écluse se remplissait lentement.
— Alors, demanda Édith, cette peinture ?
Jango fit un effort pour exprimer sa reconnaissance.
— C'est un plaisir de travailler avec les couleurs que vous m'avez données.
— Bien vrai ? Vous avez peint quoi ?
— Un portrait.
— Oh, s'exclama la boulangère, il est portraitiste…
Jango pensa qu'en effet il était portraitiste depuis trois heures de l'après-midi ; il en fut tout ragaillardi.
Il passa son bras à la taille de sa compagne. La femme possédait des hanches confortables sur lesquelles la main se complaisait.
— C'est le portrait de qui que vous avez fait ?
— De personne. Enfin, je veux dire : de quelqu'un qui n'existe plus.
— Vous pouvez peindre de mémoire ? Mais c'est formidable !… Et pour la ressemblance ?
— Elle y est, affirma Jango.
Il se dit que son assurance pouvait passer pour de la vanité.
— C'est dommage que mon sujet soit mort, sans cela vous auriez pu comparer…
La boulangère dit qu'elle regrettait ; et est-ce que c'était quelqu'un de votre famille ? Non ? Ah, tant mieux ! Un homme ou une femme ? Un homme ! Et de quoi qu'il était mort ? Subitement ? C'est triste de mourir subitement. De mourir doucement aussi, d'ailleurs. La mort, c'est jamais bien drôle, n'est-ce pas ? Rien que d'y penser, ça lui faisait taper le cœur… Sérieusement ! Jango pouvait toucher ! Mettez votre main là ! Ah, ah ! Qu'est-ce qu'elle lui disait ? Non, elle n'était pas cardiaque… Ça venait des nerfs… Chaque fois qu'elle était émue, son cœur s'emballait.
Jango oublia d'écouter la suite et de retirer la main. Pendant que sa compagne jacassait, il réfléchissait pour son compte ; et comme réfléchir vous laisse l'usage de vos mains, il se servait des siennes pour palper les seins fermes et copieux de la boulangère.
Ils marchèrent jusqu'à l'obscurité, en tournant en rond pour ne pas sortir du bois.
Jango pensait à son travail du lendemain. En honnête homme, il était préoccupé par la bonne exécution de la besogne. Il faudrait qu'il prépare son matériel et ses arguments, qu'il change l'aiguille de la seringue car elle était un peu tordue. Qui sait si ce simple détail n'expliquait pas les hésitations du colonel ?… Il avait promis au petit homme plus-large-que-haut que son épouse serait expédiée en douceur et il entendait bien tenir parole.
Édith s'interrompit et regarda Jango d'un air surpris :
— Ça ne va pas ? Vous semblez tout chose.
Une inquiétude égoïste perçait dans sa voix. En forte gaillarde, douée d'un solide appétit, elle redoutait que les instants d'isolement tournassent à la rêverie. Si elle exigeait de l'éducation de ses partenaires, du moins attendait-elle d'eux des qualités physiques en rapport.
Les baisers échangés avec Jango, le matin, lui avaient paru de bon augure. Elle se mit à le surveiller en coin et son bavardage décrut considérablement.
Jango s'aperçut du changement d'attitude de sa compagne. Il en devina aisément la cause.
— Si on s'asseyait ? proposa-t-il.
Elle refusa.
— Je serai correct, promit-il.
— C'est pas pour ça… C'est à cause de la rosée…
Il l'embrassa dans le cou. Elle poussa un petit gloussement de femme chatouillée et, dans le noir, chercha sa bouche de tout son mufle. Leur baiser se prolongea. Jango se demandait comment elle s'y prenait pour respirer.
Désireux de conclure le rendez-vous galant, il adossa la brune ardente à un arbre et s'attaqua à l'honneur du boulanger.
A cet instant, une sonnerie de cor tomba des coteaux bordant la rive de la Seine.
— C'est mon mari qui s'exerce, murmura Édith d'une voix déjà faible.
La martiale musique communiqua à Jango l'ardeur qui lui manquait.
Il remercia mentalement la providence de le soutenir par de vaillantes et altières sonorités dans un moment somme toute difficile, et embrocha gaillardement sa partenaire contre l'arbre sur un rythme cadencé par le cor de chasse du malheureux boulanger.
CHAPITRE VII
Allons bon, grogna Maurice, c'est le bouquet !
Un régiment de chasseurs alpins venait de déboucher du carrefour Strasbourg-Saint-Denis, musique en tête, et s'apprêtait à tourner sur la droite pour descendre les boulevards. Les bruits de la circulation avaient dérobé le roulement des tambours. Au moment où les soldats apparurent, les musiciens se préparaient à emboucher leurs instruments. Il se produisit une belle envolée de cuivres et de gants blancs. Maurice essaya de se jeter sous un porche, mais c'était déjà trop tard : une marche fringante éclatait à dix pas de lui. Il se contracta et s'engouffra dans un urinoir.
Le neveu du défunt colonel était, comme beaucoup de jeunes gens aujourd'hui, antimilitariste. Il affectait de nourrir une haine solide pour tout bipède portant un uniforme et témoignait un égal mépris aux soldats — il avait été exempté pour insuffisance thoracique —, aux agents de police, aux pompiers et aux employés du gaz. Il ne faisait d'exception qu'en faveur des facteurs, lesquels sont des fonctionnaires jouissant en général d'un bon caractère et ne tirant aucun orgueil de l'uniforme qu'ils portent avec beaucoup de laisser-aller.
Maurice exagérait les marques extérieures de son prétendu antimilitarisme pour dissimuler à ses contemporains la profonde envie qu'il avait d'être vêtu en officier de spahis, en parachutiste, en enseigne de vaisseau, voire, à l'extrême rigueur, en garde mobile. Une sonnerie de clairon lui contractait les mâchoires, une musique militaire le galvanisait et La Marseillaise le faisait fondre en larmes. Ces signes voyants d'émotion étaient très difficiles à dissimuler, c'est pourquoi, ce matin-là, Maurice n'avait pas trouvé d'autre secours que cet urinoir.
Pendant que le régiment défilait, le jeune homme marcha au pas en tournant en rond dans les vespasiennes. Tout le temps que dura la musique, il imagina : qu'il enlevait un fortin à la tête d'une poignée d'hommes, qu'il était volontaire pour actionner une torpille humaine, qu'à l'aide d'un avion à réaction il détruisait un corps d'armée ennemi, que les Allemands le fusillaient sur la place de l'Opéra et défilaient devant sa dépouille en lui présentant les armes en présence des Parisiens fous de douleur… La musique cessa inopportunément au moment où le président de la République s'apprêtait à épingler sur sa poitrine toutes les décorations existant en France, plus certaines étrangères envoyées par des chefs d'État à son intention.