Выбрать главу
* * *

Après le passage des chasseurs alpins, il sembla à Maurice que Paris était devenu désert. Ses pensées pessimistes l'assaillirent plus durement. Il monta dans un autobus qui le déposa à La Cité. Onze heures sonnaient. Le régiment l'avait retardé. Le juge d'instruction l'avait convoqué pour dix heures et demie ; le jeune homme pensa que ce retard mécontenterait peut-être le magistrat, mais l'inciterait à croire à son innocence, un coupable devant nécessairement respecter l'heure de ses convocations. Il passa devant le Palais de justice et se hâta jusqu'au bureau du juge.

Celui-ci le reçut fort bien. Maurice se sentit en confiance et l'appareil judiciaire lui sembla moins rébarbatif qu'il ne se l'était imaginé. Le juge Pompard était un homme sans âge précis, plus large que haut, et il tenait en équilibre sur ses épaules une tête de tirelire.

— Asseyez-vous, proposa-t-il. Voyons, il s'agit de l'affaire Borrel. Vous êtes le neveu de la victime ?

— Non, fit calmement le jeune homme.

— Comment ! s'exclama le juge. Mais alors, il y a erreur… Vous n'êtes pas Maurice Borrel ?

— Si, mais je ne suis pas le neveu de la victime dont vous parlez. Je l'ai déjà dit aux deux inspecteurs : le cadavre de la morgue n'est pas celui de mon oncle. Un instant je l'ai cru, mais j'ai vite compris mon erreur.

— Sur quoi vous basez-vous pour affirmer cela ?

Maurice haussa les épaules.

— Monsieur le juge, je vais vous parler très librement : je vois à votre alliance que vous êtes marié…

Le juge se mit à rougir et toussota.

— Bon. Imaginez alors, poursuivit Maurice, que votre femme disparaisse (le juge baissa la tête). Elle disparaît et, le lendemain, on vous met en présence d'un cadavre. Ce cadavre ressemble à votre femme ; comme vous ne l'avez jamais vue morte, vous vous dites : c'est elle ! Et puis votre intelligence prend le pas sur l'émotion, vous examinez, vous réfléchissez et, convaincu de votre erreur, vous dites : je me suis trompé, ce n'est pas elle. N'est-ce pas ?…

Le juge Pompard ne répondit pas ; les coudes sur son bureau, il soutenait de ses deux mains sa tête-tirelire. L'exemple choisi par le jeune homme le troublait. Du coin de l'œil, il surveillait son greffier : un jeune type triste à figure de masturbé encéphalique.

— N'inscrivez pas ça ! ordonna-t-il d'un léger mouvement.

Ses petits yeux humides s'étaient soudain emplis de tristesse.

— Il y a une question à éclaircir, dit-il avec lassitude ; c'est celle de votre alibi.

— Parlons-en ! s'écria Maurice avec fougue. Je suis allé à Versailles avant-hier matin, d'accord. Mais je n'y suis pas allé avec mon oncle…

— On vous a vu en compagnie d'un monsieur âgé…

— C'était un enquiquineur d'Anglais qui ne me lâchait pas…

— Il n'y a que vous, hélas, pour l'affirmer…

— Alors, j'aurais tué mon oncle au retour ?

— Si c'est vous qui l'avez tué, oui.

Maurice se tordit les mains comme il l'avait vu faire au cinéma.

— Monsieur le juge, je vous donne ma parole…

D'un geste, le magistrat-plus-large-que-haut laissa entendre que la parole d'un suspect n'avait jamais empêché ledit suspect d'être éveillé à quatre heures du matin par des messieurs frileux habillés en noir.

— … que le défunt de la morgue n'est pas mon oncle, acheva Maurice. Je suis victime d'une effroyable ressemblance, d'une monstrueuse coïncidence. Je vous prie, au nom de la Justice française…

Le greffier encéphalique eut un tressaillement patriotique qui s'acheva par un picotis dans le fondement ; ses doigts blanchissaient sur son porte-plume.

— … au nom des libertés sacrées…

La sonnerie du téléphone l'interrompit, comme le fameux roulement de tambour avait interrompu Louis XVI.

— Allô ! miaula le greffier.

Une voix de femme, qui ressemblait au bruit d'un jeu de cartes brassé, demanda à parler au juge.

Le petit juge aux fesses en gouttes d'huile tendit la main vers l'écouteur.

— Allô ! fit madame Pompard. C'est toi, Armand ? Rentres-tu déjeuner ?

— Mais, balbutia le juge, je croyais que tu prenais le train de midi quarante pour aller visiter le pavillon…

— J'ai réfléchi, je prendrai celui de trois heures…

— C'est ennuyeux, dit Pompard, ces gens t'attendent pour deux heures de l'après-midi, tu ne seras pas chez eux avant quatre heures.

— Ne t'inquiète pas, trancha la dame, mon amie Rose, qui avait une course à faire à Poissy, poussera une pointe jusque là-bas ce matin. Elle visitera les lieux et m'excusera pour mon retard de tantôt.

— Bonté divine ! cria le juge-à-tête-de-tirelire.

— Quoi ?

— Rien…

Il raccrocha bien que le battement des cartes se fût poursuivi dans l'appareil. Toute couleur s'était évanouie de la tirelire. Ce n'était plus qu'une tirelire de plâtre blanc.

— Quelque chose qui ne va pas, Monsieur le juge ? S'inquiéta le greffier encéphalique.

Le juge Pompard ne parut pas avoir entendu.

Soudain, il se rendit compte du regard attentif de Maurice.

— Vous pouvez disposer, lui dit-il, l'enquête se poursuit.

Le neveu vénéneux quitta la pièce de bon cœur. Lorsqu'il fut parti, Pompard se tourna vers son greffier.

— Laissez-moi, mon bon Basanne…

Il se leva, ferma son bureau à clef et redécrocha le téléphone.

* * *

Bonne-maman et Zizi étant aux provisions, ce fut Jango qui répondit au coup de sonnette. Il ouvrit la porte à une femme en tailleur, aux cheveux coupés à la garçonne.

— Je viens au sujet de l'appartement à louer.

— L'appartement ? Ah oui… Entrez, madame.

Cette visite, qu'il attendait pour l'après-midi, contraria Jango. Il se félicita d'avoir préparé son « nécessaire » la veille.

— Ici, c'est le jardin…

Il entraîna la visiteuse dans le pavillon et lui fit visiter consciencieusement, comme si, en vérité, il avait été résolu à louer la propriété.

L'exploration s'acheva par le laboratoire. En y entrant, la femme poussa un cri.

— Qu'y a-t-il ? demanda Jango inquiet.

— Ce tableau ! fit la visiteuse en désignant la toile de Jango.

Il crut qu'elle reconnaissait le personnage et chercha ardemment des prétextes.

— Oui, dit Jango, c'est un tableau…

— Magnifique !

— Vous trouvez ?

Elle eut un gloussement pâmé ; elle se recula et mit sa main en lorgnette pour ne le regarder que d'un œil.

— Formidable ! C'est étonnant !

Jango fit comme elle.

— C'est beau, oui, dit-il d'une voix plus mesurée.

— Il y a quelque chose de Vlaminck…

— Ça n'est pas impossible, admit le néopeintre.

— … et de Renoir.

— De Renoir aussi, convint Jango.

— Quelle densité !

— N'est-ce pas ?

— C'est… c'est…

— Étonnant ? proposa Jango qui commençait à se familiariser avec le vocabulaire du critique d'art.

— Étonnant ! Voilà le mot juste…