— Oh, ces valeurs ! gloussa la dame comme pour témoigner d'un orgasme.
— C'est pas ce qui manque, reconnut Jango.
— Voulez-vous que je vous dise ? Ces bleus ce sont des bleus…
— De Prusse ?
— Non, de Cézanne.
Croyant qu'il s'agissait d'un nom de couleur, Jango hocha la tête d'un air de doute.
— Je ne crois pas, dit-il. Il faudra que je vérifie sur mes tubes.
— Sur « vos » tubes ? C'est vous qui avez peint ça ?
— C'est moi.
Elle le regarda avec cette admiration craintive qu'on porte aux authentiques génies.
— Vous pensez à exposer ?
— Bien sûr, mais je n'ai encore peint que ça, et vous voyez, c'est pas des plus sec.
Elle ouvrit son sac à main, en retira une carte de visite et un stylo. Rapidement, elle traça quelques mots sur le bristol et le déposa sur le bureau de Jango.
— Voici ma carte, dit-elle, avec quelques lignes d'introduction pour mon ami Pichaud qui dirige une galerie rue Bonaparte. Je crois que vous avez intérêt à lui montrer vos œuvres.
Jango remercia. Il s'empara discrètement de la seringue et invita la femme en tailleur à l'accompagner jusqu'à l'appentis. Il avait calculé qu'en la « traitant » devant la cuve d'acide, il s'éviterait la corvée du transport. Elle le suivit tout en lui prédisant un bel avenir.
— Je peins aussi, dit-elle. Ce que je fais n'est même pas mauvais. Mais les femmes ne percent pas… Surtout, ne me parlez pas de Valadon !
Jango fit signe qu'il s'en garderait bien.
— Ma peinture est abstraite. Pichaud m'en dit grand bien… Il m'assure que j'ai un avenir épatant devant moi…
— Mais certainement, répondit machinalement Jango cependant qu'il enfonçait sa seringue dans la nuque de sa visiteuse.
Il achevait de tout remettre en ordre lorsque le téléphone tinta.
— Allô ! Monsieur Jango ?
— Lui-même…
— Je suis le monsieur de l'autre jour, vous savez : l'ami de M. Séraphin, « Bière et limonade » !..
— Vous tombez à pic, certifia Jango. L'opération vient de se terminer. Tout s'est très bien passé…
A l'autre bout du fil, il y eut un gémissement.
— Malheureux ! bredouilla le juge Pompard.
— Qu'y a-t-il ?
— Ce n'était pas ma femme, mais une de ses amies. Ma femme n'ira chez vous qu'au milieu de l'après-midi…
Jango ressentit un pincement à la nuque :
— C'est ennuyeux…
— Très, dit le juge-à-tête-de-tirelire. Ça peut avoir des conséquences…
— Alors, pour tantôt, qu'est-ce que nous décidons ?
— Il vaudrait peut-être mieux surseoir…
— Si c'est votre idée…
Le juge hésita entre la prudence et le bœuf braisé.
— Oh ! Et puis après tout, pendant que vous y êtes…
Il pensa tout à coup que le prix du travail serait doublé. Ce détail l'inquiéta, car dans la magistrature, on est moins bien payé que beaucoup de gens le supposent.
— Et pour… pour les conditions ?
— Pas de changement, rassura Jango. Je vous passe les deux pour le même prix ; tout le monde peut se tromper, pas vrai ?
Il ne parla de rien à bonne-maman, pour ne pas l'inquiéter. Cette nouvelle épreuve le laissa songeur. Il sentait peser sur sa tête un horoscope falsifié et capricieux.
Une fois de plus, il se demanda si le colonel n'avait pas la rancune tenace. Il le devinait aux aguets dans un purgatoire ombreux où il pouvait à loisir mettre au point des tracasseries raffinées.
Pour passer le temps en attendant sa seconde cliente, Jango renouvela le pansement du lapin. La plaie était très laide. Il manquait à l'herbivore un appréciable morceau de peau. Les chairs ne se refermaient pas ; le lapin était abattu et Jango croyait voir passer dans ses yeux fiévreux des espoirs de pénicilline.
— Tu devrais le tuer, décida bonne-maman.
— Je n'en aurais pas le courage.
Jango regarda tristement sa mère qui s'acharnait depuis deux jours à vouloir lui faire tuer des gens et des bêtes.
— Ce lapin, on l'a élevé au biberon, m'man. On avait décidé de ne jamais le manger…
— Je sais bien, soupira la vieille femme, mais on ne pouvait pas prévoir ; comme disait ton pauvre père : l'homme propose…
Zizi éclata en sanglots. Cela fit beaucoup de bruit.
— Ne pleure pas, dit Jango, peut-être qu'il guérira.
— Si on lui donnait de l'aspirine ? suggéra le gosse.
— Dans du lait, fit bonne-maman, des fois que ça lui couperait sa fièvre…
Jango ne voulut pas se prononcer et laissa à sa mère la responsabilité de la thérapeutique. Il alla au jardin. Ses œillets se fanaient avant d'avoir éclos et leurs tiges tournaient en foin. Les abricots tombaient de l'arbre à peine formés. Maintenant qu'il avait compris que le colonel le poursuivait, depuis l'Au-delà, de sa vindicte, il découvrait à chaque pas des signes hostiles.
Il chercha un moyen de lutter contre cette coalition sournoise. Il se dit que les difficultés, les ennuis qui surgissaient ne l'affectaient que parce qu'il était un faible : alors il se sentit faible… Faible comme le type qui s'est ouvert les veines dans son bain. Faible comme un scaphandrier. Faible comme un brave homme… Voilà ! Il était trop bon garçon. Jango plongea jusqu'au fond de son âme tapissée de pensées roses, comme l'aquarium de Barbara l'était de riches graviers. Il se vit tout nu dans sa bonté, comme un chou. (Hibou, caillou, joujou, genou — et pou qu'il oubliait toujours.) Il manquait de vices.
Pour s'aguerrir, il devait tâter un peu de la bassesse, connaître l'indifférence devant la douleur, s'exercer au cynisme. Dès lors, le colonel aurait bonne mine avec ses mesquineries, ses lapins blessés, ses œillets fanés…
Et s'il commençait son apprentissage sur sa prochaine victime ?
Zizi trouva son père dans l'appentis.
— P'pa, y a une dame…
— Je sais, dit Jango.
— C'est pour être tuée ou c'est pour une commande ?
— C'est pour une piqûre… Et pour une expérience, marmonna-t-il.
— Dis, p'pa !
— Quoi ?
— Après la piqûre, tu m'emmèneras promener ?
— Peut-être…
Jango alla prendre livraison de la femme de Pompard. C'était une garce à tête de licorne. Elle avait des yeux d'institutrice anglaise, inquisiteurs et mauvais.
— Je viens pour le pavillon, dit-elle sèchement. Mon amie a dû vous dire que je serais en retard ?
— Suivez-moi, ordonna brièvement Jango.
Il l'emmena à l'appentis, la fit entrer et ferma brusquement la porte à clé.
— Que signifie ? fit la licorne.
Jango remarqua qu'elle semblait surprise, mais non effrayée.
— Votre mari vous a mal expliqué, commença-t-il, ça n'est pas pour une location de campagne que vous êtes ici ; c'est pour une disparition.
Il guetta des traces d'épouvante sur la figure de sa cliente, n'en trouva pas et fut mécontent.
Jango ne se serait jamais cru capable d'informer ses victimes du sort qui les attendait. Pourtant, il le fit ce jour-là… Avec un luxe de détails, il expliqua à la licorne que son mari voulait se consacrer à la philatélie et au bœuf braisé, et qu'il l'avait chargé, lui, Jango, de le rendre veuf moyennant finances. Il précisa qu'il allait s'y employer sur l'heure. Il montra la seringue, parla de son contenu et de ses propriétés, désigna la cuve d'acide où se dissolvaient le colonel et l'amie Rose, imita le geste qu'elle aurait en mourant, etc. Ce fut un très bon documentaire ; il en rajouta même. Épuisé, les jambes flageolantes, il se tut et regarda sa victime, espérant s'approvisionner en sadisme.