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— Ouvre la porte ! ordonna Jango à son fils.

L'étrange convoi s'achemina, à travers le jardinet clos de murs, vers un appentis habillé de lierre. Bonne-maman, qui marchait devant, soutint le diable pour faciliter son entrée dans la cabane, car il y avait une marche à gravir. Le corps fut déposé au pied d'une cuve formée par un important tronçon de chaudière. Jango prit le colonel aux épaules, bonne-maman le prit par les pieds et, avec beaucoup de peine, ils le hissèrent au bord de la cuve. Le corps, ployé en deux, demeura en équilibre sur la paroi du récipient : la tête et les bras à l'intérieur, les jambes pendant à l'extérieur, tandis que les maigres fesses du vieillard pointaient comme une bosse de chameau.

— Reculez-vous ! ordonna Jango.

Lui-même esquissa un saut en arrière lorsqu'il fit basculer le cadavre dans la cuve. A plusieurs reprises, il avait reçu des éclaboussures d'acide et il se méfiait.

— Bon, eh bien maintenant, à table ! cria joyeusement bonne-maman. Va te laver les mains, Zizi.

— Mais j'ai pas tripoté le monsieur ! protesta le gamin qui n'avait aucun penchant pour les ablutions, même les plus modestes.

— Avec ça, insista bonne-maman. Et puis tu as touché ton lapin…

— Mon lapin n'est pas sale, plaida Zizi d'un ton prudent.

Il réfléchit :

— Le colonel non plus, ajouta-t-il.

— Ne raisonne pas, trancha Jango. Et au fait, où est-il, ton lapin ?

— Tiens, c'est vrai ! s'exclama Zizi, enthousiasmé à l'idée d'entreprendre une battue qu'il souhaitait longue et d'un résultat incertain.

Toute la famille se mit à la recherche du lapin. Bonne-maman promena un tisonnier sous les meubles, tandis que Jango et son fils fouillaient le jardin dont la porte était demeurée ouverte. Malgré la minutie des recherches, l'animal demeura introuvable. Zizi crut bien apercevoir quelque chose de blanc sous le rosier nain, mais il décida qu'il s'agissait d'un papier et passa outre. L'aventure du lapin disparu le ravissait. Il n'aurait pas aimé qu'elle fût soudainement interrompue par la découverte de l'animal.

Au bout d'un temps raisonnable, bonne-maman insista pour qu'on se mît à table. Une rouelle de porc, cuite à point, justifiait ses instances.

Tout en mastiquant, chacun se livra à une large supputation relativement à la cachette du lapin.

— Crois-tu qu'il ait pu grimper l'escalier ? demanda bonne-maman.

Non, Jango ne le croyait pas. Il était pensif et ne s'intéressait que médiocrement à la fugue de l'animal. Il ne sourit même pas en entendant Zizi imaginer tout haut que le rongeur avait creusé rapidement un terrier, avait traversé le village et était allé se dissimuler dans les hautes herbes bordant la Seine.

— Tu vas à Paris cet après-midi ? questionna bonne-maman.

— Oui, fit Jango d'un air sombre. Il faut bien que j'aille toucher ma prime sur le colonel…

— Tu m'emmènes ? demanda innocemment Zizi.

Jango réfléchit. Il se dit qu'il rendrait certainement une petite visite à Barbara. Pendant qu'il serait chez elle, Zizi l'embarrasserait. Une fois, il l'avait laissé chez la concierge, moyennant cent francs, et le gosse avait trouvé le moyen de couper les moustaches du chat angora de la bonne femme. Il s'était ensuivi un véritable drame, à la suite duquel Barbara avait interdit à Jango de ramener Zizi dans le quartier.

— On irait au zoo, suggéra l'enfant. Tu te souviens, la dernière fois, on n'a pas vu l'hippopotame.

Ces exigences donnèrent à Jango le courage nécessaire pour repousser en bloc les projets de son fils.

— Tu resteras ici, décréta-t-il. Je n'ai pas le temps de te promener, j'ai des courses très importantes à faire.

Il parlait avec un air tellement déterminé que bonne-maman, bien qu'elle brûlât de le faire, n'osa intervenir.

— Ton complet est repassé, se contenta-t-elle de dire.

Jango prit le train de treize heures vingt. C'était un très bon train, direct après Sartrouville, où l'on trouvait toujours une place assise. D'autre part, à cette heure-là, les voyageurs se recrutaient uniquement dans la classe aisée ; on ne risquait donc pas d'avoir pour vis-à-vis un gars sans retenue qui frotte complaisamment ses godillots boueux sur votre pantalon. C'était le train des comptables, des artistes et des femmes adultères. On y entendait des conversations choisies, les messieurs y lisaient Le Figaro, les dames y brodaient de délicats napperons (certaines feignaient de se passionner pour d'énormes traductions américaines). Une bonne ambiance, en somme, dont pouvait s'honorer la S.N.C.F.

Jango s'assit aux côtés d'une dame blonde, au maquillage nuancé, et entreprit de lui faire du pied, histoire de tromper la monotonie du trajet. La dame ne retira pas son pied et se mit séance tenante à se raconter. A Maisons-Laffitte, Jango savait qu'elle se prénommait Madeleine, que son mari souffrait d'artériosclérose, que sa fille aînée préparait une licence d'anglais, qu'elle n'aimait pas Jouvet à l'écran et que, si une nouvelle guerre survenait, elle irait vivre en Haute-Savoie.

Fatigué par ce bavardage, il descendit à Sartrouville et changea de compartiment. Il était maussade parce que durement préoccupé. Au moment de partir, il avait traversé son laboratoire dans l'espoir d'y trouver le lapin et son regard s'était posé sur la rosette de la Légion d'honneur du colonel. Il avait raflé la décoration au passage et l'avait glissée dans sa poche, sans idée préconçue, uniquement pour la soustraire aux doigts sacrilèges de Zizi. Chose étrange, ce morceau de ruban rouge l'incommodait.

Pourtant, il n'osait s'en débarrasser en la jetant. Un vague sentiment de culpabilité rôdait quelque part en lui…

Il se rendit aux W.-C. et examina la décoration. Il la tenait comme un joyau ou une pilule empoisonnée. Elle était solennelle et hostile. Jango la porta à sa boutonnière. Il fut parcouru par un bref frisson. La pastille écarlate modifiait complètement son aspect. Il aperçut, dans la glace du lavabo, un personnage nouveau, un peu suspect, qui le troubla beaucoup. Sous le chapeau noir à bord roulé, le visage était sévère et pâle : le regard gris avait une pesanteur qui ne pouvait se justifier tout à fait par la paupière à demi baissée. Jango ne parvint pas à comprendre pourquoi sa figure, habituellement ronde, s'ovalisait. Il ôta la rosette et, comme s'il se fût éloigné d'un miroir déformant, il réintégra ses formes et ses couleurs initiales.

— Formidable ! s'exclama-t-il.

Il étudia le rond de ruban. Celui-ci émettait dans le creux de sa main comme une sourde clarté.

Pensivement, Jango glissa l'insigne dans sa poche.

Quand il quitta les toilettes, le train parvenait à Saint-Lazare. Les voyageurs dont la place avoisinait les W.-C., le regardèrent avec quelque mépris non dépourvu d'intérêt, car ils supposaient que le séjour prolongé de Jango aux lieux d'aisances indiquait l'assouvissement de passions solitaires.

Jango sortit par la cour de Rome où il prit un autobus qui le déposa rue Montmartre. Il avait rendez-vous avec le neveu du colonel, au bar d'Uzès, à quatre heures. Comme il était en avance, il dépassa le bar et descendit la rue jusqu'aux journaux.

L'un d'eux parlait encore de son dernier travail. Il s'agissait de la « disparition » d'un charcutier de Saint-Mandé, remontant à la semaine précédente. La presse ne s'occupait que médiocrement de cette affaire. Trop de possibilités banales se proposaient à la sagacité des enquêteurs… Le bonhomme avait fait de la collaboration pendant l'occupation (avec ses porcs et les Allemands) ; par ailleurs, il s'était avéré qu'il était pédéraste et qu'il affectionnait la pêche au lancer. Il avait donc pu être victime d'un justicier, d'un sadique ou d'un faux pas.