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La femme du juge était paisible comme une carte de bonne année. Ses yeux avaient perdu leur couleur d'acier chauffé ; ils ressemblaient à des yeux de poupée candide.

— Puisque vous insistez, minauda-t-elle.

D'une voix innocente, écorchée comme si elle avait été enregistrée sur un cylindre de cire, la licorne entonna Les Vieilles de notre pays. Lorsqu'elle eut terminé la chanson, elle récita Les Animaux malades de la peste, puis, du même ton, s'apprêta à raconter La Chèvre de monsieur Seguin

Jango interrompit le récit, la folie et la vie de la licorne au moyen de sa seringue.

Au moment où la petite chèvre levait les yeux sur la montagne en disant : « Comme on doit être bien, là-haut ! », il planta l'aiguille dans le cou de la dame. Aussitôt, les vingt-quatre ans d'occupation du juge Pompard s'écroulèrent aux pieds de Jango. Celui-ci les remua du bout de ses pantoufles.

L'expérience avait échoué. Il crut à une nouvelle intervention occulte du colonel.

— A bas l'armée ! hurla-t-il en tendant le poing vers la cuve…

CHAPITRE VIII

— Y a pas, décida Barbara, t'es doué…

Jango regarda la toile et baissa les yeux devant l'air courroucé du colonel.

— Je ne sais pas ce qui s'est produit, avoua-t-il. Tout d'un coup, j'ai eu envie de peindre et, sans le vouloir, j'ai peint ça…

— C'est réussi.

Il délaissa son chef-d'œuvre pour l'aquarium. Il était fourbu depuis la veille ; très exactement depuis le moment où la licorne était devenue folle avant qu'il ait pu se régaler de son épouvante. Il avait brusquement compris qu'on ne peut écarter de soi la cravache vengeresse d'un colonel mort.

— Cette toile, demanda Barbara, tu vas la porter à la galerie que la bonne femme t'a indiquée, j'espère ?

— Pfft, fit Jango.

— Mais, puisqu'elle t'a donné un mot d'introduction…

Jango consulta l'Aga-Khan. Le poisson lui répondit d'un air évasif.

— C'était mon idée, c'est pour cela que je l'ai apportée avec moi à Paris, mais maintenant, j'aurais plutôt envie de la foutre au feu.

— Ne dis pas ça !

— Oh !

Son attitude l'avait amené tout au bord des confidences. Il fit part de ses craintes à Barbara.

— Tu es cinglé ! s'exclama la jeune femme. Comment veux-tu que ton colon se venge, puisqu'il est mort… Tu n'es pas superstitieux, par hasard ?

Elle étudia son ami :

— Toi, mon vieux, tu files un mauvais coton… Si tu as des idées pareilles, tu seras gâteux avant ton temps. Dans huit jours, tu pars en pèlerinage à Lourdes, dans un mois tu racontes ta vie dans le métro, et dans trois mois on t'emmène à Charenton dans une voiture capitonnée. C'est couru…

Jango envisagea ce programme. Il regarda l'Aga-Khan. Celui-ci semblait le scruter. Cet examen appliqué — jusqu'à une sorte de cruauté — le fit frissonner.

— Tu as froid ? demanda Barbara.

Jango mit la main à sa poche ; il la retira fermée.

Intéressée, Barbara attendait que la dextre de Jango éclose. Mais Jango choisissait sa minute. Un pâle sourire fondait dans ses yeux.

— Tu me dis que je me fais des idées, commença-t-il. Bon ! Admettons, je me fais des idées, je retombe en enfance ! Pourtant il y a quelque chose de pas naturel dans cette affaire.

Il ouvrit la main.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? fit Barbara.

— Ça, c'est la rosette de la Légion d'honneur du colonel.

— Assieds-toi, proposa Barbara, car ça m'a l'air rudement fatigant à prononcer.

Malgré son ton enjoué, Jango découvrit qu'elle était émue.

— Regarde !

Il passa le ruban à sa boutonnière et son visage subit les transformations d'usage.

Barbara eut l'idée d'un rugissement, fort réussi ma foi, et qui traduisait admirablement les sentiments provoqués par la métamorphose de Jango.

— C'est grâce à la décoration que tu…

Jango battit des paupières.

— Enlève ça !

Il obéit.

— Ouf ! C'est bon de te retrouver, dit Barbara, tu as fait bon voyage ?

— Ne plaisante pas…

Barbara n'attendait qu'une protestation pour réintégrer son sérieux.

— Eh bien, qu'est-ce que tu dis de ça ?

— J'avoue que c'est troublant…

— Ce colonel ! maugréa Jango.

Barbara éplucha ses souvenirs.

— Il n'était pas mauvais bougre, pourtant, réfléchit-elle tout haut. A part sa ladrerie…

Elle se frappa le front.

— J'y pense. Peut-être qu'il est fâché que tu lui aies pris sa décoration. Tu sais, les militaires ne plaisantent pas sur ce chapitre…

— Mais bien sûr ! cria Jango en faisant claquer ses doigts. Il m'en veut à cause de sa rosette, le pauvre. Va savoir si elle ne lui est pas nécessaire pour entrer au Paradis ? Tu ris ?…

— Là, tu vas un peu fort…

— Sait-on jamais !

Barbara dit qu'après tout la chose méritait réflexion.

— Seulement, dit Jango, le hic est que je ne peux plus la lui remettre…

— Aïe !

— Tu as une idée ?

— Non, mais je vais y réfléchir…

Jango se sentait tout revigoré d'avoir enfin trouvé la source du mal.

— On mange ensemble ? proposa-t-il.

— Je ne peux pas, s'excusa Barbara, j'ai mon notaire de Fontainebleau…

Jango dit qu'il regrettait. Il ajouta qu'au fond, ça n'avait pas grande importance, car il avait un rendez-vous aux premières heures de l'après-midi.

— D'amour ? questionna Barbara.

— Oui.

De saisissement, elle se répandit sur le canapé.

— D'amour ?

— Mais oui, d'amour ! déclara Jango, froissé par tant d'incrédulité.

Il se confia et parla de sa boulangère. Il lui avait donné rendez-vous à Paris pour tenter une nouvelle expérience : il voulait faire l'amour avec elle sous son aspect de chevalier (fictif) de la Légion d'honneur. Et ce, sans prévenir Édith.

— Tu comprends, expliqua-t-il, je vais aller au rendez-vous avec la rosette, elle ne me reconnaîtra pas. Je dirai que je viens de ma part pour m'excuser, que je suis un de mes amis…

— Attends, je m'y perds… Ah oui ! Et alors ? demanda Barbara, émoustillée.

— C'est une femme très portée sur la chose ; je lui ferai du boniment et j'espère pouvoir l'emmener à l'hôtel. Ce sera marrant… Après, j'enlèverai la rosette. Tu parles d'une tête qu'elle fera…

Barbara trouva qu'en effet ce serait une très bonne farce. Elle souriait du bout des dents, sans appétit. Un peu de jalousie lui faisait mal. Elle était jalouse de la boulangère…

Flick, qui somnolait sur le canapé, s'éveilla. Il vint saluer Jango et s'assit au milieu du salon. Soudain, il se mit à gémir.

— Tu devrais l'emmener promener, conseilla Jango, lequel se méprenait sur le motif de ces plaintes.

— Mais non, dit Barbara, il en vient.

Flick cessa ses plaintes et se mit à hurler.

— Il est peut-être malade ?

Barbara observa le manège du chien.

— C'est curieux, dit-elle, on dirait que ton tableau lui fait peur. Il n'ose pas le regarder.

— Par exemple !

Pour en avoir le cœur net, ils portèrent la peinture dans la chambre à coucher de Barbara. Aussitôt, Flick redevint joyeux comme un jeune chien.

— Tu vois que je ne me trompais pas…