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— C'est de la peinture maudite, balbutia Jango.

— Tu devrais la montrer au directeur de la galerie. Tu verrais bien ce qu'il te dirait. De la peinture qui fait hurler les chiens, ça ne se trouve pas tous les jours.

— Ce tableau me sort par les yeux. Tu crois qu'il ferait plaisir à Maurice ?

Barbara éclata de rire.

— Maurice ! Il t'a refilé cinquante billets pour ne plus le voir, son oncle, et tu voudrais lui donner ce portrait ? Il n'y a vraiment que toi pour avoir des idées pareilles.

Elle s'assit aux côtés de Jango.

— Tu es un type trop bon.

— Je sais bien, reconnut Jango sur un ton d'excuse.

— Tu es bon et ça t'embête…

— C'est pas de ma faute, geignit Jango. Je suis bon sans le vouloir. Bon et bête, comme dit ma mère, ça commence par la même lettre. Ainsi, cette peinture : dans mon esprit, elle devrait faire plaisir à Maurice bien qu'il ait pour ainsi dire tué son oncle…

Barbara hocha la tête d'un air de doute.

— Moi, reprit Jango, si je tuais quelqu'un — il eut un rire pour souligner la gratuité de cette supposition —, quelqu'un même de ma famille, je serais content d'avoir son portrait.

— Tu es un être à part.

— Je ne sais pas si je suis à part, mais voilà comme je suis. Toute ma vie est dominée par ma sensibilité. Dans un sens, je ne le regrette pas ; la tranquillité de l'âme, c'est une bonne chose.

Barbara revint à la peinture.

— Ton tableau, je le sens, c'est un truc pas ordinaire. Puisque tu ne veux pas t'en occuper, eh bien, laisse-le-moi, ainsi que le mot de la femme, et j'irai le porter cet après-midi à la galerie.

— Si tu y tiens tellement…

— J'y tiens, dit résolument Barbara. Dès que mon notaire sera parti, je filerai rue Bonaparte. Je laisserai Flick à ma concierge. J'aurais l'air maligne s'il se mettait à hurler dans la galerie…

* * *

Jango remontait les Champs-Élysées.

Des soldats canadiens les descendaient après avoir déposé quelques végétaux sur la dalle sacrée.

Jango regarda les soldats, mais les soldats ne prêtèrent pas attention à lui. Emboîtés dans un hymne, ils avançaient, les yeux victorieux et le menton offert.

Vaguement mortifié, Jango secoua la tête et s'engouffra au Prisunic. Tout Paris sonnait midi. Il descendit au restaurant et s'assit sur un des tabourets fixes du comptoir-auge en étoile. Une serveuse-infirmière-fermière s'enquit de ses désirs. Jango lut le menu, consulta son estomac et se décida pour une saucisse de Toulouse aux choux (hiboux, cailloux…).

— Et avec ça ? demanda la serveuse.

Jango choisit un fromage.

— Et comme boisson ?

— Du vin.

— Et avec ça ?

Avec ça, Jango se restaura. Bonne et saine occupation ! L'infini bovin à la portée de tous…

Son voisin de droite, qui consommait une tranche d'animal, poussa soudain comme une plainte. Jango crut qu'il s'étouffait et lui jeta un regard curieux.

— Tonnerre, fit le voisin, mais c'est ce vieux Jango !

— Par exemple ! sursauta Jango. Troumane…

Quelques dîneurs, trompés par la ressemblance euphonique du nom avec celui du chef d'État, levèrent les yeux, incrédules. Ils examinèrent la possibilité d'un séjour incognito à Paris du président des U.S.A., la repoussèrent après avoir considéré l'intéressé, et se concentrèrent sur leur comestible.

— Qu'est-ce que tu deviens ? interrogèrent simultanément les deux hommes.

— Ça va, répondirent-ils avec le même synchronisme.

— Et toi ? ajoutèrent-ils en chœur.

Ils attendirent un peu pour se laisser la parole, puis, voyant que rien ne venait, ils conclurent d'une même voix :

— Pas mal, merci.

Ces choses à dire étant dites, ils engloutirent leurs portions afin de pouvoir se consacrer l'un à l'autre.

Jango vanta le hasard de la rencontre en attendant son camembert, Troumane renchérit tout en absorbant un fluide yaourt ; ensuite de quoi, ils payèrent chacun leur orgie et partirent bras-dessus, bras-dessous.

La terrasse du Georges-V les accueillit. Ils commandèrent des cafés filtres et regardèrent sérieusement comment les années avaient travaillé leur visage. Troumane ressemblait beaucoup à une de ces photographies dont Jango se souvenait. Il était modelé dans une matière spongieuse qui, à l'examen, écœurait. Les deux amis s'étaient connus sur les bancs de la communale. Après une éclipse, ils s'étaient retrouvés au régiment. A vrai dire, ils n'éprouvaient aucune attirance l'un pour l'autre, mais chacun chérissait dans l'autre des bribes émouvantes de son passé.

— Que fais-tu ? s'informa Troumane.

Jango sourit :

— Je suis peintre.

— En bâtiment ?

— En colonel, dit Jango. Je me suis spécialisé dans le portrait d'officier.

— Hfuuuu, complimenta Troumane. Je savais pas que tu peignais…

— Il n'y a pas tellement longtemps que je travaille dans cette branche… Et toi ?

— Oh moi, je ne peins pas…

— Je veux dire : et toi, que fais-tu ?

Troumane se gratta le menton.

— C'est assez particulier, dit-il en baissant la voix ; je suis sadique.

— Tu es quoi !?

— Sadique…

— Sadique ?

— Oui.

Jango chercha des paroles de réconfort.

— C'est bien ennuyeux, mon pauvre vieux…

— Voire, dit Troumane.

Jango pensa que par cette laconique protestation, son camarade faisait allusion aux félicités qu'il tirait de son vice.

— Évidemment, concéda-t-il, il y a le bon côté…

L'ami eut un rire chromatique.

— Tu me fais marcher ? demanda Jango.

— Pas du tout, écoute !

Il expliqua en quoi consistait le métier de sadique. C'était, on va en juger, une profession extrêmement charitable et rémunératrice. Troumane se mettait en relation à moins que ce ne fût le contraire avec des bourgeoises ayant fauté et dont la faute comportait des suites fâcheuses. Ces jeunes filles ou ces dames lui versaient une somme rondelette et portaient plainte contre lui pour attentat à la pudeur. Troumane était arrêté, il simulait la folie sexuelle, et on l'envoyait pour quelques mois dans une maison de santé. L'honneur des dames était sauf et la sécurité matérielle de Troumane assurée.

— Je me débrouille pour travailler en série, conclut Troumane. La détention n'est pas plus longue et c'est d'un plus gros rapport. De cette façon, je suis tranquille pour un bout de temps.

— Remarque, ajouta-t-il, que ça a ses inconvénients. D'abord, les journaux m'appellent le sadique, le satyre, le fou érotique, le maniaque, le triste individu, l'horrible personnage ou le monstre, et on a beau savoir que ce n'est pas vrai, ça vous fait tout de même quelque chose. Et puis, il y a toujours une bande de resquilleuses : des bonniches, des étudiantes, des dactylos, pour venir jurer que je les ai violées dans un terrain vague ou sur les berges de la Seine… C'est fou ce qu'il y a comme gosses à mon crédit dans Paname… Enfin, il faut bien vivre ; et à notre foutue époque, si on ne se débrouillait pas un peu…

— C'est bien vrai, reconnut Jango.

Pris d'une subite idée, il demanda :

— Si tu es marié, ta femme doit être gênée par les à-côtés de ton métier ?

— Je ne suis pas marié ! se récria Troumane. Confidentiellement : les femmes ne m'ont jamais intéressé…

Un long silence suivit les révélations de Troumane. Jango fit remarquer que les filtres avaient filtré. Ils vidèrent leur tasse.

— Je m'excuse, murmura Jango, mais j'ai un rendez-vous.