Il hocha la tête :
— A notre époque, il faut s'étonner de rien.
— Mais, dit le juge, mais il s'agit de ma femme…
— Je vous demande pardon ? Je n'avais pas fait le rapprochement. Non ? Vous êtes juge d'instruction ?
— Oui, mais ça n'arrange rien… J'ai l'air ridicule, avec cette histoire.
— Je vous avais prévenu : les hommes ont mauvais esprit. Dès que vous signalez la disparition d'un conjoint, les gens vous traitent de cornard !
— Justement, ça n'a pas été le cas. Ce qui complique tout, c'est la disparition de son amie Rose…
— Une personne très bien, assura Jango.
Le juge frotta son pouce sur la fente de sa tirelire.
— La police ne peut croire à une coïncidence. Comme, de ce fait, toute idée de fugue est écartée, elle va, parce que je suis de la maison, déployer tous ses moyens… C'est très inquiétant, d'autant plus que j'ai été obligé de parler du soi-disant échange de location. Sans aucun doute, vous allez recevoir la visite des enquêteurs. Dites qu'en effet vous avez vu les deux femmes et qu'elles sont reparties de chez vous, bien entendu…
— Bon, consentit Jango.
— Surtout, conservez votre sang-froid…
Jango eut l'air surpris par cette exhortation.
— Naturellement, voyons.
Vaguement tranquillisé, le juge-plus-large-que-haut tendit cinquante mille francs à son fournisseur de deuil.
— Merci, dit Jango.
Il enfouit les billets dans sa poche et ajouta avec un charmant sourire :
— Je ne recompte pas… Si un juge n'était pas honnête…
— C'est moi qui vous remercie pour votre accommodement, déclara Pompard. Vous avez eu un double tracas, avec cette stupide complication…
— N'en parlons pas ! se récria Jango. Tout le plaisir a été pour moi.
Il réalisa ce que cette affirmation pouvait avoir d'inquiétant.
— Je veux dire, corrigea-t-il, que j'ai été très content de connaître l'amie de votre femme. Nous avons parlé peinture. Elle était très compétente…
— Elle avait des goûts avant-gardistes…
— Vous n'aimez pas la peinture nouvelle ?
Le juge se voila la face.
— Ma femme peignait aussi. Toute ma vie a été gâchée par des discussions stériles sur le cubisme, le surréalisme et autres fadaises. Picasso, monsieur ! Picasso, je le connais mieux que moi-même… Je sais son âge, ses liaisons, le nombre de ses tableaux et ce qu'il mange à son petit déjeuner… Monsieur, j'ai acheté mon veuvage afin d'être tranquille. Afin de pouvoir décrocher tous les cauchemars qui couvrent mes murs. La Femme à la chaise, monsieur, je l'ai depuis dix ans devant les yeux ! En face de mon lit. Il paraît que seule la maison Braun parvient à rendre toute la vérité de l'original dans une reproduction. Eh bien, monsieur, j'ai souvent rêvé d'incendier la maison Braun. La Femme à la chaise, je vais la décrocher, la sortir de derrière la vitre qui la protège ; je vais essayer de trouver ses deux yeux et je les crèverai à coups d'épingle. Je la mettrai aux waters. Et savez-vous par quoi je la remplacerai ? Parce qu'il faut bien cacher le rectangle intact de tapisserie. Par L'Angélus de Millet. Voilà de la vraie peinture…
— C'est en effet très beau, approuva Jango qui se souvenait d'avoir vu une reproduction de la fameuse toile sur un couvercle de boîte à biscuits.
— Si c'est beau ! tonna le juge-à-tête-de-tirelire. Vous voulez dire que c'est divin…
— Je voulais le dire, oui : c'est… c'est… étonnant !
— Ah, monsieur, murmura tristement le juge Pompard, on voit bien que vous êtes un militant de la peinture moderne : vous employez le langage de ceux qu'elle envoûte…
Pour faire diversion, car l'exaltation de son client le troublait, Jango lut la première page d'un journal du soir. Il feignait de prendre connaissance de l'article réservé à la licorne et à son amie Rose, mais son regard furetait sur les colonnes voisines. Il découvrit la photographie de Maurice et se laissa aller jusqu'à crier de surprise.
Le juge se pencha.
— L'affaire Borrel, murmura-t-il.
Jango dévorait l'article. Il apprit que le juge Pompard, qui instruisait l'affaire, avait lancé contre Maurice un mandat d'arrêt.
L'article s'intitulait : Un jeune débauché assassine son tuteur.
— Mais, balbutia Jango, mais c'est vous, le juge Pompard… ?
— Parfaitement !
L'homme-plus-large-que-haut regarda son interlocuteur.
— Vous connaissez ce jeune homme ?
— Comme je vous connais, fit Jango.
Il y eut un moment de flottement. Les deux hommes essayaient d'ordonner leurs pensées.
— Le type de la morgue n'est pas son oncle, lâcha Jango.
Le juge n'osa pas comprendre. Il tint son regard baissé sur ses genoux.
— Pour tout vous dire, son oncle est avec votre femme.
Pompard respira profondément et but une gorgée d'eau gazeuse. Un peu de sueur perlait sur les côtés de sa tirelire.
— Ce Maurice, enchaîna Jango, a été mon dernier client… avant vous. Remarquez que je n'ai pas pour habitude de parler de mes affaires, mais c'est différent, n'est-ce pas ? Il va faire des confidences… La police vérifiera. Déjà, l'histoire de votre femme va, vous me l'avez dit, attirer l'attention sur moi.
— Aïe, aïe, aïe, aïe, aïe, fit le juge.
— N'est-ce pas ?
— Ces messieurs m'ont appelé ? demanda le garçon.
Non ! Ces messieurs n'avaient appelé personne. Ces messieurs éprouvaient l'impression de connaître trop de monde. Ces messieurs rêvaient du Sahara, d'un palmier, d'un mètre carré d'ombre, parce que ç'aurait été rudement bon pour ces messieurs d'être assis dans le mètre carré d'ombre, adossés au palmier, à des milliers de kilomètres de soif et de sable des flics.
— Nous sommes dans un beau pétrin, constata le juge. Si, au moins, j'avais connu ce détail ce matin… Mais maintenant que j'ai signé un mandat d'amener, tout l'appareil judiciaire est en mouvement. Et puis !… Que voulez-vous… Ils sont plus de vingt personnes qui jurent sur l'honneur que le décédé de la morgue est le colonel Borrel…
— C'est de ma faute, dit tristement Jango. Depuis quatre jours, je porte malheur et il m'arrive les pires ennuis…
Le juge tira sa montre.
— Vous m'excuserez, j'ai rendez-vous avec un philatéliste pour lui acheter un « Bolivien » d'une extrême rareté. Il y a déjà très longtemps que je le convoitais… Mais avec ma femme…
Jango regarda le juge se diriger, avec ses petites jambes, jusqu'à la station de métro voisine.
« Il n'est pas heureux, pensa-t-il. Alors, ça n'a servi à rien d'interrompre l'histoire de la chèvre de monsieur Seguin ?… Et son bœuf braisé ?… »
Jango devinait que des nuages noirs s'accumulaient à son horizon et à l'horizon de tous ceux qui, de près ou de loin, étaient mêlés à la disparition du colonel.
Il se tortura le cerveau afin de chercher un mode de restitution de la rosette. Ça n'était vraiment pas aisé de régler un différend de cette nature avec un mort, surtout lorsque ce mort était un ancien colonel. Il aurait bien jeté le bout de tissu dans la cuve d'acide, mais le geste aurait été irrémédiable et, dans le cas où il n'aurait pas convenu au colonel, Jango n'aurait plus eu aucun recours.
« Peut-être que Barbara a trouvé une solution », pensa-t-il… Il lui téléphona.
— Tu tombes bien ! s'exclama Barbara. J'ai déjà passé plusieurs coups de fil chez toi pour te dire…
— Je sais déjà, coupa Jango, j'ai lu le journal.