— Tu sais quoi ? Tu as lu quoi, sacrebleu ?
— L'arrestation de Maurice, pardine !
— Maurice a été coffré ?
— Ce matin ; et sais-tu par qui ? Par le type dont j'ai soigné la femme hier. Figure-toi qu'il est juge d'instruction…
— Pas possible !
— Puisque je te le dis.
Barbara éclata de rire ; et son rire était si spontané, si exaltant que Jango reprit confiance.
— C'est pas tellement drôle, objecta-t-il pourtant.
— Oh si ! Tu te rends compte d'un méli-mélo… En tout cas, tu vois que tout s'arrange ?
— Tu trouves ?
— Tiens donc ! Ton juge ne laissera pas l'enquête se poursuivre de ton côté. Ça risquerait de mal aller pour lui…
Elle s'interrompit un instant et reprit :
— Enfin, bref, il ne s'agit pas de ça. Je suis allée rue Bonaparte porter ton tableau. J'ai été bien reçue par le directeur. Dès que j'ai eu déplié la toile, il a poussé des coups de sifflet et a ameuté les visiteurs. Ils ont tous crié au miracle. Ensuite, il m'a demandé combien j'en voulais… Je lui ai dit que cette peinture appartenait à un de mes amis. Alors, il m'a demandé de laisser la toile chez lui, m'a fait un reçu et a insisté pour que tu trottes le voir.
Jango n'en croyait pas ses oreilles.
— C'est sérieux ? fit-il.
— Et comment ! Je serais toi, je prendrais un taxi et je rendrais visite au bonhomme. Il s'appelle Pichaud ; tu verras, c'est un gars sympa.
La nouvelle ahurit tellement Jango qu'il ne pensa pas à entretenir Barbara de ses affres. Il eut l'impression qu'il venait de vaincre le colonel.
— A demain, dit-il. Je te remercie.
Monsieur Pichaud était un petit homme à tête de marin nostalgique. Il avait des cheveux blonds pas coiffés, et des yeux bleus intelligents et passionnés.
— Je viens au sujet du tableau qu'une de mes amies vous a apporté cet après-midi.
— Ah, monsieur ! cria Pichaud. Quel chef-d'œuvre !
— Oh ! Vous trouvez ?
— Si je trouve ! Il demande si je trouve !… Mais j'en suis certain, monsieur… C'est une chose exceptionnelle.
— Étonnante ? proposa à tout hasard Jango.
— C'est cela : étonnante et… magnifique.
Du coup, Jango comprit qu'il avait affaire à un adepte de l'art nouveau.
— Il y a quelque chose de…
Il ne se souvenait plus du nom flamand que l'amie de Rose avait cité.
— De… ?
— D'Impanis, dit Jango.
— Connais pas…, fit le directeur, peu au courant des vedettes du cyclisme.
— Et de Pierre Renoir, se hâta d'ajouter le peintre.
Pichaud sourit de la confusion.
— En tout cas, c'est très beau. Quelle matière ! Quelle densité !
— Oui ! s'enthousiasma Jango.
— Et, reprit Pichaud, savez-vous que j'ai fait derrière une découverte intéressante ?
— Pas possible !
— Mais si, il y a là une tentative assez curieuse…
Jango évoqua les abricots.
— Par exemple ! Je ne me serais jamais attendu à ça. C'est mal dessiné, c'est criard…
— Tu, tu, tu, tu : une recherche, vous dis-je ! Naïve ? Certes ! Mais curieuse, justement, de par cette naïveté. Le type qui a peint cette chose est un simple.
La mémoire de Jango s'ouvrit encore sur le compotier d'abricots.
— Pour être un simple, c'en est un, sourit-il.
Pichaud l'emmena dans une pièce avoisinante.
Arrivé dans l'encadrement de la porte, il s'arrêta, prit le bras de Jango et le serra d'un geste frénétique.
— Beau, beau, beau, beau, beau ! aboya-t-il. Il tendit le doigt en direction d'un chevalet occupant le centre de la pièce.
— Regardez-moi ça ! Nom de Dieu… Ces volumes ! Cette matière… Cette substance…
Jango regardait et ce qu'il voyait le glaçait de déception. Orgueilleux, triomphants, flamboyants, comestibles, les abricots trônaient au milieu de la salle.
— Hein ? Ça n'est pas du Tino Rossi, fit Pichaud en essuyant une larme.
Il se tourna vers Jango.
— Dites, par curiosité, où avez-vous déniché ce Braque ?
— Ce quoi ?
— Ce Braque.
— Qu'est-ce que ça veut dire : Braque ?
— Mais c'est le nom d'un peintre… D'un grand peintre ! Vous n'avez jamais entendu parler de Braque ?
— Non.
Pichaud tira sur ses favoris blonds.
— Allons, dit-il, vous n'allez pas me dire que vous ignoriez que cette toile fût un chef-d'œuvre !
— Je vous jure, balbutia Jango. Je vous jure…
Il avisa un siège et s'y abattit comme un ivrogne.
— Je ne savais pas, murmura Jango. Je trouvais ça mal fichu et idiot.
— Des abricots…
— Des abricots peints par Braque !… souligna Pichaud.
— Fallait le savoir !
Jango sentit qu'une révolte se ramassait dans sa poitrine. Il alla au chevalet et retourna la toile.
— C'est cela que je voulais vous montrer.
Le colonel le guettait de son œil sarcastique.
— Regardez-moi ce bougre de sale vieux ! s'écria Jango. Ça a passé sa vie à faire tuer des types et ça vient vous enchoser une fois mort. J'ai fait son portrait de mémoire, on m'a dit qu'il était bon et que je devais vous le montrer… Je vous l'ai donc apporté. Et voilà que vous n'y prêtez pas attention, juste assez cependant pour dire qu'il est l'œuvre d'un crétin…
— D'un simple, rectifia Pichaud. Il y a une naïveté dans la composition…
— Étonnante ?
— C'est vrai, étonnante.
Jango ramassa l'oxygène de la galerie à pleins poumons. Il voulait se libérer avant que sa colère ne refroidisse.
Parfaitement, je suis un simple. J'ai peint comme j'ai pu. Mais vous vous en moquez. Vous ne pensez qu'à ces bon Dieu d'abricots !
Il retourna à nouveau la toile.
— Parlez-m'en… On dirait n'importe quoi, sauf des abricots. Est-on sûr seulement que ça en soit ? Ils sont fichus comme l'as de pique. Si votre fruitier voulait vous vendre « ça » pour des abricots, vous iriez chercher les agents de police !
Il remit le tableau côté colonel.
On eût dit un professeur de géographie commentant les différents aspects d'une région. Sa voix rentra dans la légalité. Il parla avec un tel accent de détresse que Pichaud en eut mal aux amygdales.
— Vous croyez que ça vaut quelque chose ?
— C'est très intéressant, assura doucement Pichaud. Vos bleus sont sensationnels !
— Alors ? questionna Jango.
— Alors quoi ?
— Que faut-il faire ?
— Je ne sais pas… Ce Braque est formidable. D'autre part, je conçois que vous teniez à votre œuvre…
Sollicité par la peinture de Jango, Pichaud lui accorda une profonde attention.
— Après tout, c'est très personnel. Ça a de la gueule ; une allure, un aspect, une physionomie et même… même de l'envergure !
— Bien, dit résolument Jango, qu'est-ce que tout cela veut dire ?
— Voyons ! sursauta Pichaud.
— Par exemple, je prends : « étonnant »… Qu'est-ce que ça signifie en peinture ?
— Mais…
— Mais ?
Jango haussa les épaules. Il sortit un journal de sa poche et s'apprêta à envelopper son tableau.
A cet instant, un chien se mit à hurler dans la salle voisine et Barbara fit une entrée de cinéma.
— Ouf ! s'exclama-t-elle. Te voilà ! Je me doutais que tu serais venu.
Elle s'interrompit pour observer les deux hommes.
— Vous paraissez contrariés ?