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Ils s'offrirent l'apéritif à une des buvettes du hall supérieur, avant de passer sur les quais de départ.

Jules prétendit qu'il avait besoin d'un petit coup de fouet et but plusieurs verres de calvados. Jango n'aimait ni l'alcool ni les pommes, et surtout pas l'alcool de pommes. Néanmoins, il tint tête au boulanger. La vie lui mettait ce jour-là, à la bouche, un goût de pomme de terre mal cuite, de traite retournée, de pourvoi en grâce rejeté, d'aube pluvieuse, de fumée de tunnel, de lettre anonyme, de morue trop salée, de fin de mois difficile, de rendez-vous manqué, d'encrier renversé, de viol raté, de cuisine au saindoux (pas question de hibou, joujou, etc.), de Luis Mariano, d'inquiétudes menstruelles et d'angine.

Le boulanger s'arrêta de parler et ne put rattraper une grimace de souffrance.

— Quelque chose qui ne va pas ? s'inquiéta Jango.

Le brasseur de farine regarda sa femme et, des yeux, lui apprit la nature de son mal.

— C'est sa blessure de guerre, fit-elle.

Jango compatit :

— J'ignorais que vous ayez été blessé, dit-il. C'est grave ?

— Lali-lala, expliqua le boulanger.

Jango demanda de quelle nature était la blessure.

Après de légitimes hésitations, le brave homme lui confia qu'au cours de l'exode de 1940 il s'était flanqué un coup de manivelle d'auto dans les parties. Il en était résulté une faiblesse de l'endroit endolori ; et chaque fois que le boulanger participait à d'importants ébats sexuels, il souffrait terriblement.

Jango dit que la guerre était une chose atroce.

La boulangère renchérit. Elle fit remarquer que ce n'était pas avec sa croix de guerre que son mari faisait l'amour. De là, l'entretien glissa sur Staline. Le boulanger était anticlérical et anticommuniste. Il dit son plaisir de voir le Vatican et le Kremlin en conflit. Il espérait que Staline ferait assassiner le pape et qu'en représailles les chrétiens lyncheraient le père des peuples. Sa souffrance le rendait hargneux. Si, à cet instant, il avait été juré, il aurait contribué à un verdict très sévère, et s'il avait été à son pétrin, il aurait abondamment craché dedans, comme il le pratiquait dans ses heures de douleur ou de soucis.

Ils gagnèrent le quai de départ et s'installèrent dans le train à deux étages qui venait de se faufiler sous la marquise. Un homme prit possession de la quatrième place de la travée ; ils ne lui accordèrent aucune attention sur le moment. La boulangère s'était placée en face de Jango pour pouvoir glisser ses jambes entre celles du peintre. Le boulanger occupait un coin fenêtre et pensait à sa souffrance. Tous trois demeurèrent un long moment sans parler. Ils étaient abrutis par Paris et par ce qu'ils y avaient fait au cours de cette journée. Quand le train s'ébranla, la secousse du départ fit choir le tableau que Jango tenait à ses côtés. Un pan du journal s'ouvrit et le visage inflexible du colonel apparut.

— Oh ! s'exclama la boulangère. C'est une peinture de vous ?

Jango acquiesça mollement.

— Montrez ! supplia Édith. Je voudrais tellement voir ce que vous faites…

Il acheva de dégager le colonel de Paris-Presse et le tendit à la brune ardente qui se mit à l'examiner en poussant des gloussements.

— Regarde-moi ce tableau ! ordonna-t-elle à son mari. Hein ? Jules, qu'en penses-tu ? C'est de la peinture, oui ou non ?

Le boulanger soutint un instant de la main le siège de sa douleur qu'il allait devoir délaisser pour satisfaire aux lois de la bienséance, et regarda le tableau.

— Ah ! La vache ! cria-t-il avec un tel élan que les voyageurs du wagon tournèrent simultanément la tête, comme à un match de tennis.

Interdits par cette exclamation peu usitée lorsqu'on est censé exprimer de l'admiration, Jango et l'épouse adultère regardèrent le boulanger en espérant des explications ou, pour le moins, des excuses.

— Je vous demande bien pardon, murmura le cocu content, ç'a été plus fort que moi… Mais aussi, ça vous fait quelque chose de se retrouver en tête à tête avec son colonel ; enfin, avec son portrait…

— Comment ! s'étouffa Jango, vous… vous connaissez ce monsieur ?

— Si je le connais, ce salopard ? rugit le boulanger. J'ai fait la guerre sous ses ordres jusqu'à la débâcle. Il ne voulait rien savoir pour se replier et nous avons failli être coincés dans le Pas-de Calais. Il nous criait que mourir pour la patrie était le sort le plus beau. Même qu'il nous balançait ça en chantant. Fallait-il qu'il soit barjot ! Nous, on s'est fait la paire comme on a pu, vu que les gars, maintenant, ne préviennent plus les Auvergnats quand vient l'ennemi.

— Et le colonel ? questionna Jango, la gorge obstruée.

— Il est resté, et faut croire qu'il était verni, car les Allemands ne sont pas passés par là comme on le redoutait. Le vieux les a attendus pendant quarante jours, derrière une mitrailleuse.

— Quarante jours !

— Oui, il bouffait des conserves ; c'est un paysan qui lui a appris que la guerre était terminée, sans quoi il y serait encore aujourd'hui.

— Et alors ? insista Jango, prodigieusement intéressé.

— Ben alors, il est allé se faire démobiliser. Les Allemands ont su son aventure ; ça les a fait rire et ils ont insisté pour qu'on lui flanque la Légion d'honneur.

Jango s'adossa à la banquette et se mit à réfléchir. Une grande lueur d'incendie s'élevait à l'horizon de son intelligence. L'histoire de cette Légion d'honneur l'ouvrait à une vérité secrète : celle du colonel. Il comprenait que le mort se fâchât de se voir frustré d'un titre de gloire tellement mérité que l'ennemi était intervenu afin qu'on le lui décernât. Il regrettait son sacrilège. Il acceptait, avec presque de la reconnaissance, la vengeance posthume de l'ancien officier et, au plus secret de son âme, cherchait une source de contrition.

— Vous l'avez connu, vous ? demanda le boulanger.

— Pardon ?

— Je dis : vous l'avez connu ?

— Qui ?

— Le colonel, parbleu ! dit le cocu enfariné.

— Très peu. Je l'avais vu chez… chez des amis.

— Et vous avez peint son portrait de mémoire ? Compliments ! C'est bougrement ressemblant.

Le boulanger éloigna le portrait de ses yeux pour en avoir une vue plus complète. Son voisin de droite, le petit homme que nous avons signalé tout à l'heure comme faisant le quatrième de la travée, sortit d'une tendre somnolence, laquelle, étant donné son air grave, aurait aisément pu passer pour de la méditation.

C'était un homme sérieux et sans passion, qui vivait très à l'aise sous un crâne à peu près chauve. Il avait des poches sous les yeux, une moustache hongroise sous le nez, et il portait un costume discret. Il jeta un coup d'œil au tableau de Jango et sursauta.

— Belle œuvre, ne put-il s'empêcher de déclarer.

Ravie de cette appréciation spontanée, la boulangère se tourna vers lui.

— N'est-ce pas, monsieur ? s'écria-t-elle. Notre ami possède un talent fou.

— Fou, consentit l'homme.

On lui tendit l'œuvre pour qu'il puisse l'examiner à loisir. Il ne s'en priva pas. Contrairement à tous les critiques que Jango avait eu l'occasion de rencontrer, il n'employa aucune épithète sonnante pour exprimer son jugement. Il ne poussa pas de cris, ne gesticula pas, ne recula pas le tableau, ne siffla pas, ne grogna pas, n'eut aucun soupir, aucun sourire extatique, ne porta la main ni à son front, ni à son cœur, non plus qu'à ses parties. Il n'appela pas Dieu à son secours, ne se mordit pas les doigts, ne se tordit pas les mains. Il resta très calme, très attentif, très scrupuleux, et seuls ses yeux indiquaient la force du plaisir que lui procurait cette contemplation.