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Ni Jango ni les boulangers n'osaient se manifester. Ils assistaient, muets, à la création d'un chef-d'œuvre. Car, Jango le comprenait parfaitement, c'était l'examen intense du voyageur, sa profonde concentration qui réussissaient le miracle. C'est lui, lui seul qui recouvrait la toile du génie de son admiration comme d'un ultime vernis. Enfin, le voyageur rendit le tableau à Jango. On sentait que, désormais, elle faisait partie intégrante de son individu ; qu'il n'aurait plus besoin de la contempler jamais parce qu'il la portait en lui et qu'elle y avait sa place. Le voyageur paraissait fatigué par son examen. Il se tint un moment, presque en transes, sous le triple regard de ses compagnons de voyage.

— Mes compliments, éjacula-t-il.

— Vraiment ? fit Jango.

— Vraiment.

— Quand je vous le disais, murmura Édith qui redoutait qu'on oubliât ses charmes à la faveur de la peinture.

Le boulanger faisait entre ses dents de vagues mais désobligeantes remarques sur les peintres d'aujourd'hui, lesquels sont capables de faire une œuvre géniale en prenant pour modèle le premier colonel gâteux qui leur tombait sous le pinceau.

Jango se sentit pris d'une vaste tendresse pour le voyageur.

— Vous vous intéressez à la peinture ? s'enquit-il aimablement.

— Énormément.

— Vous préférez la peinture moderne ou l'autre ?

— J'aime la bonne peinture, répondit le voyageur.

— Vous peignez peut-être ?

— Non.

Jango redéplia sa toile. Il la présenta à l'envers au voyageur, c'est-à-dire côté abricots.

— Que pensez-vous de ça ? questionna-t-il anxieusement.

Le boulanger voulut formuler un jugement avant son voisin dont l'autorité commençait à l'énerver.

— C'est des abricots ! triompha-t-il.

Le voyageur secoua calmement la tête :

— Ça ne casse rien.

— Savez-vous de qui c'est ? demanda Jango.

Son interlocuteur haussa les épaules.

— A moins que Braque ait peint ceci un jour qu'il était ivre, ça peut être de n'importe lequel de ses imitateurs.

La salive de Jango se sucra.

— Vous… vous voulez dire que mon tableau à moi est supérieur à celui-ci ?

— Sans nul doute !

Jango sourit de bonheur. Il se félicita d'avoir jeté la rosette du colonel, tout à l'heure ; sans doute le mort vindicatif était-il flatté par ce geste qui équivalait à une retraite et desserrait-il sa rancune. Jango mit le voyageur au courant de ses démêlés de l'après-midi avec Pichaud.

— Ma foi, dit l'homme, l'expert tranchera la question. Mais son verdict ne changera rien à la réalité : votre œuvre est supérieure à l'autre.

Il se fit un silence dans le petit groupe ; Jango eut peur de perdre son compagnon de voyage. Déjà, ce dernier retournait à sa somnolence. Jango s'appliqua à remettre la conversation en route. Il ne voulait pas s'aventurer sur le terrain de la peinture, qui lui était inconnu ; aussi parla-t-il : d'un nouvel avion à réaction dont la photographie occupait la première page des journaux, du parti radical-socialiste, d'un dessin de Dubout, de la hausse, et des attaques à main armée.

Seul ce dernier sujet parut intéresser le voyageur à moustaches hongroises. Il se mit à discourir d'une voix rapide et bien construite. Il donna des précisions sur le nombre des agressions et leurs auteurs, dessina en marge du Monde un graphique criminalistique, raconta la vie de Pierrot-le-Fou Numéro 2, parla du F.B.I. américain (que le boulanger confondit avec le B.O.F. de France, ce qui le rendit ombrageux car il avait un frère aîné, une tante et une maîtresse dans les fromages), indiqua les moyens de répression (risibles) dont disposait notre police, et enfin révéla le montant des émoluments d'un agent, d'un inspecteur, d'un commissaire et d'un préfet de police ordinaires. Quand il se tut, la boulangère s'était endormie, le cocu ne se ressentait plus de ses prouesses de la rue de Provence, Jango regrettait de ne pas s'être engagé dans la police, et tous quatre étaient arrivés.

— Vous descendez ici ? fit Jango, enchanté par la coïncidence.

— Oui, vous habitez le pays ?

— Depuis toujours.

Le voyageur tira un carnet de sa poche, le feuilleta lentement.

— Alors, dit-il, vous allez pouvoir me donner un petit renseignement.

— Tout ce qu'il y a de volontiers, s'empressa Jango, flatté.

Car rien ne lui causait autant de plaisir que d'indiquer le chemin à des touristes, de demander le sien à un agent et de serrer la main à un garçon de café.

— Je voudrais savoir où habite un certain… Attendez… Un certain Jango.

Le boulanger partit d'un rire sincère.

— Jango ! Jango ! s'étrangla-t-il, mais c'est lui, Jango !

— Tiens ! fit le voyageur. Comme ça se trouve !

Il se tourna vers Jango, lequel n'était pas encore revenu de sa stupeur.

— Ainsi, vous êtes monsieur Jango ?

Il regarda le peintre comme, un instant avant, il avait regardé sa toile. Une lueur amusée passa dans ses yeux lointains.

— C'est à quel sujet ? balbutia Jango.

Le voyageur haussa sa moustache jusqu'à l'oreille de son interlocuteur :

— Police ! murmura-t-il.

CHAPITRE XI

Bonne-maman voulait mettre son soufflé au four, mais Zizi la supplia de le laisser un instant encore sur la table, car il assurait que « Ned-le-blanc-d'œuf » s'était dissimulé derrière. Il expliqua à sa grand-mère que le moule du soufflé n'était pas un moule, mais bel et bien un énorme rocher, et, comme preuve de ses dires, il désigna à la vieille femme le canon d'un colt taillé dans une allumette, celui de « Ned-le-blanc-d'œuf », lequel épiait le sergent O'Conno, de la police montée de Fort Anderson.

Bonne-maman dit que « Ned-le-blanc-d'œuf » n'avait qu'à s'embusquer ailleurs et qu'elle devait, elle, mettre son plat à cuire. Comme elle s'emparait du moule, le sergent arriva. Brusquement découvert, « Ned-le-blanc-d'œuf » n'eut pas la présence d'esprit de tirer et il mourut d'une rafale de mitraillette en maudissant la police montée en anglais argotique. Sur quoi, le jeune et valeureux sergent O'Conno rentra à Fort Anderson pour y épouser sa fiancée.

Satisfait par cet épilogue, Zizi rangea dans une boîte de nouilles les acteurs et les accessoires du drame, à savoir : un bouchon de champagne (Ned-le-blanc-d'œuf), un soldat de plomb représentant un chasseur alpin (en l'occurrence, le sergent O'Conno), des morceaux d'allumette, un cure-pipe et une pince à linge.

Ensuite de quoi, il demanda à sa grand-mère la permission d'aller guetter Jango sur le pas de la porte.

Il n'eut pas longtemps à attendre : un petit groupe montait de la gare, parmi lequel il identifia son père et les boulangers.

Parvenu devant le logis de Zizi, le groupe se coupa en deux ; il y eut un mélange de mains et les boulangers s'acheminèrent vers le pétrin conjugal, tandis que Jango et le policier pénétraient dans le jardinet.

— Va jouer ! ordonna Jango à son fils après un baiser distrait ; et dis à bonne-maman que je suis avec quelqu'un et qu'elle retarde le dîner.

Il introduisit le voyageur dans son laboratoire et lui proposa un siège.

— C'est ici que vous peignez ? demanda le policier.

— Non.

— Vous avez raison, l'éclairage n'est pas fameux. Je m'excuse de vous rendre visite à une heure tardive pour ce genre de conversation ; j'enquête sur la disparition de la femme d'un juge…

— Ah, fit Jango.

— Oui, comme j'habite Poissy, j'ai préféré venir vous trouver en fin de journée : comme cela, je pourrai rentrer tranquillement chez moi après.