— C'est une bonne idée, affirma vivement Jango.
— Je suis l'inspecteur Pinaud.
— Enchanté.
Le policier médita un court instant.
— Je n'ai pas voulu en parler tout à l'heure, devant vos voisins…
Jango esquissa une courbette destinée à remercier Pinaud pour sa discrétion.
— … mais, reprit l'inspecteur, il y a quelque chose qui ne va pas dans votre toile.
— Pardon ?
— Surtout ne vous vexez pas, supplia le policier à moustaches hongroises. Vous avez accouché d'un chef-d'œuvre, incontestablement ; cependant, il existe dans votre composition un je-ne-sais-quoi d'oppressant.
Jango déplia une nouvelle fois le tableau. Il le posa sur le siège que le colonel occupait au moment où il lui avait introduit son aiguille dans la nuque. Les deux hommes le regardèrent attentivement.
— A mon avis, fit le policier, c'est cette masse bleue qui incommode.
— On me l'a déjà dit.
— Ah ! triompha Pinaud, donc mon impression est bonne.
— Vous pensez qu'on peut rattraper ça ?
— En corrigeant le volume par un autre, parfaitement.
— C'est curieux, dit Jango, vous parlez tout à fait comme le type de la galerie.
Pinaud eut un rire modeste. Il promena sa main distinguée de casseur de gueules sur le dessus de sa tête dont il aimait la consistance et qui lui procurait des sensations tactiles intéressantes.
— Donc, nous devons être dans le vrai.
Jango lui sut gré de l'associer à ses critiques.
— Si vous aviez un moment, proposa-t-il, j'aimerais que vous me donniez des conseils.
— Volontiers.
Ils montèrent à la chambre de Jango.
Quelques instants plus tard, les deux hommes, en bras de chemise, s'affairaient autour de la toile comme deux chirurgiens autour d'une table d'opération. Jango préparait des couleurs, Pinaud combinait des volumes.
Soudain, il fit claquer ses doigts.
— Il me vient une idée du tonnerre !
Jango, par son air suprêmement attentif, l'encouragea aux confidences.
— Cette masse bleue, fit le policier, manque de rouge.
— C'est ce que le gamin m'avait dit, murmura Jango.
— Hé, hé, le bougre ! Il a le coup d'œil…
— Voilà pourquoi j'avais mis la tache rouge de la rosette, révéla Jango.
— Tout à fait insuffisant !
— Oui ?
— Oui ! Mon idée est bien meilleure ; elle concilie tout. Vous allez enlever cette rosette.
— Oh !
— Si ! Mais, à la place, vous peindrez le grand cordon de la Légion d'honneur. Ça coupera en deux la surface bleue de la veste par un parallélogramme rouge.
— Vous croyez ?
— Pas de doute !
Jango trempa un pinceau dans du vermillon et se mit au travail. L'inspecteur l'encourageait par ses exclamations et le guidait de ses conseils.
Au bout d'une heure, la rectification était achevée. Les deux hommes poussèrent un soupir de délivrance et se mirent côte à côte pour contempler le colonel.
— Magnifique ! s'enthousiasma Pinaud. Il n'y a rien à redire. Mais ! Que vois-je ? Vous avez retravaillé le visage… Excellente idée, l'expression bougonne du sujet pouvait créer une impression pénible sur le public…
Jango regarda la figure du colonel et émit un hoquet d'épouvante. Maintenant, le vieillard riait. Il riait avec ses yeux, avec sa bouche, avec ses rides. Une expression douce et miséricordieuse flottait sur ses traits.
Jango voulut crier, une force obscure l'en empêcha. Il voulut affirmer au policier qu'il n'avait pas retouché la face du colonel, mais les mots lui restèrent dans les amygdales. Il constata le phénomène et se hâta de le classer dans la série des métamorphoses de la semaine. Pétrifié dans sa gloire, ivre d'honneur, le regard bredouillant d'orgueil, le vieux colonel contemplait maintenant Jango avec une infinie gratitude. Un flot de reconnaissance fit couler des larmes sur les joues du peintre. Son tableau et lui se sourirent tendrement et communièrent dans une même félicité.
— Jamais vu une œuvre d'une telle classe, assura Pinaud en essuyant sa paupière.
Jango appela bonne-maman et Zizi.
La vieille femme et le gamin entrèrent et s'arrêtèrent devant le tableau comme au bord d'un gouffre.
— C'est grâce à Monsieur si j'ai réussi à faire quelque chose d'aussi beau, murmura Jango à voix basse.
— Comme c'est lui ! soupira bonne-maman. On jurerait qu'il va parler…
Zizi ouvrait la bouche et un filet de bave coulait à la commissure de ses lèvres.
Ils demeurèrent longtemps devant le tableau, captivés par un charme vieillot. Le bon colonel les tenait sous son regard paradisiaque.
— Maintenant que tu lui as peint cette écharpe rouge, dit bonne-maman, il ressemble de plus en plus à un président de la République. Je crois que c'est à Albert Lebrun…
La première, elle recouvra ses esprits.
— Je vois, Monsieur, que vous êtes couvert de peinture. Voulez-vous vous laver les mains ?
Le policier accepta volontiers. Ils quittèrent la chambre-atelier et descendirent au rez-de-chaussée. Les deux hommes se sentaient creux et fatigués. Ils avaient les traits tirés comme après une nuit d'orgie. Tandis qu'ils se lavaient les mains, bonne-maman sortit du four le rocher ayant servi à l'embuscade de « Ned-le-blanc-d'œuf ». Il avait considérablement augmenté de volume ; maintenant, il se couvrait d'une énorme boursouflure dorée. Elle le déposa tout fumant sur la table où Jango et ses compagnons purent le contempler. L'odeur du mets suggestionna leurs estomacs.
— Si le cœur vous en dit, proposa Jango, un couvert de plus, c'est vite mis…
Pinaud ne se fit pas trop prier.
— C'est offert de si bon cœur que j'accepte de même.
— M'man, fit Jango, je te présente l'inspecteur Pinaud, il va dîner avec nous !
— Ça tombe bien, fit naïvement la vieille femme, j'ai justement un soufflé et un reste de poulet…
Le repas fut très gai. Le policier se montra un convive plein de tact ; il charma par sa brillante conversation. Bien entendu, ce furent des histoires de police qui alimentèrent l'entretien. Elles passionnèrent Zizi et firent frémir bonne-maman. Ce qui l'émut le plus et lui fit pousser des cris d'horreur, ce furent les aventures de Haigt, le cruel vampire de Londres, qui buvait le sang de ses victimes avant de faire disparaître leur corps dans de l'acide. Ces descriptions écœurèrent Jango. Pinaud s'en aperçut et parla d'autre chose. Il montra ses menottes à Zizi ; prodigieusement intéressé, le gamin voulut que l'inspecteur lui expliquât le fonctionnement de l'appareil. Pinaud fit sa démonstration sur Jango dont il emprisonna les poignets dans les bracelets d'acier.
— Quelle misère ! glapit bonne-maman en se voilant la face.
Elle ajouta d'un ton où perçait une naïve satisfaction :
— Tout de même… si nous n'avions pas la conscience tranquille !
Jango accompagna son invité jusqu'à la gare. La nuit était fraîche et molle. Des grillons chantaient sous les étoiles.
— Il y a longtemps que je n'ai passé une aussi bonne soirée, dit Pinaud. Votre mère cuisine vraiment très bien…
Jango s'excusa pour ce petit repas impromptu. Il assura son visiteur de la joie qu'il éprouvait de le connaître et dit qu'il souhaitait le revoir bientôt.
— Mais j'y songe ! fit l'inspecteur. Puisque vous allez à la galerie demain, je pourrai peut-être m'y trouver… Cette histoire de Braque m'intéresse et j'aimerais assister au dénouement.
Jango se montra enthousiasmé par cette proposition. Il sentait qu'avec le précieux concours de Pinaud il allait pouvoir apprendre l'A.B.C. de la peinture. Le policier était un professeur incomparable et son enseignement était d'autant plus profitable que, ne peignant pas soi-même, il laisserait à son élève son intégrale personnalité.