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Puis il abandonna cette fantasmagorie pour penser à ce que venait de lui révéler Barbara sur le colonel et sa façon de se comporter avec elle. Il était peiné de ce que la jeune femme n'en eût pas conservé un très bon souvenir. Les allusions de Barbara au sujet de la ladrerie de l'ancien militaire l'humiliaient sans qu'il pût s'expliquer pourquoi. Comme il ne pouvait préciser ses griefs contre son amie, sa rancœur prit le neveu pour objectif.

— Il faut être un beau voyou pour faire assassiner un oncle qui vous a élevé, déclara-t-il avec tant de brusquerie que Barbara sursauta. Si j'avais été au courant, je me demande, vois-tu, si j'aurais accepté ce travail…

Barbara chercha une formule concise, susceptible de présenter une philosophie accommodante.

— Chacun mène son affaire comme ça lui chante, exposa-t-elle. On n'a pas à s'inquiéter de savoir si ceux qui vous font travailler sont des crapules ou des enfants de Marie, parce qu'alors, il n'y aurait plus moyen d'entreprendre quoi que ce soit.

Elle chercha encore des arguments.

— Si tu te mets à discuter les raisons des gens qui t'apportent de l'ouvrage, je te le dis, Jango, tu es fichu.

— Pourquoi ? demanda Jango, impressionné.

— Parce que… T'as un métier difficile, ne l'oublions pas. Ce n'est pas tout le monde qui peut être exécuteur privé. Il faut de l'énergie, du sang-froid, de l'intelligence… T'es aux prises avec des dangers incessants… Tu ne peux pas te permettre de faire du sentiment.

— Non, reconnut de bonne grâce Jango, je ne peux pas me permettre ça.

Il tourna la tête vers l'aquarium et rencontra le monstrueux regard de l'Aga-Khan qui venait de déféquer.

— Chacun doit faire ce qu'il doit faire, enchaîna Barbara qui commençait à être surprise par sa propre facilité d'élocution et la profondeur de son jugement. Il doit le faire parce qu'il a choisi ce qu'il fait, ou bien parce qu'il peut pas faire autre chose. Regarde autour de toi : Tout le monde fait son petit bisness consciencieusement, même s'il trouve que c'est pas malin. L'Aga-Khan nage dans sa cuvette de flotte, moi je fais l'amour avec des types qui trouvent que c'est plus drôle qu'avec leur femme, Maurice se fait faire des cochonneries par des Sénégalais, et toi, tu lui tues son oncle, moyennant cinquante billets ; c'est régulier…

Jango hochait la tête tendrement. Il avait oublié la rosette et un bien-être tiède et facile se répandait jusque dans ses extrémités.

— A propos des cinquante billets, dit-il, bonne-maman trouve que ce n'est plus le prix ; elle me dit que c'est toujours mon tarif de 1944 et que je dois le rajuster. Il paraît que des types à Pigalle prennent des deux cents billets et plus. Et comme travail, faut voir, c'est fait en dépit du bon sens, à la mitraillette le plus souvent… Qu'en penses-tu ?

La question parut d'une telle importance à Barbara qu'elle ne voulut pas livrer son opinion sans une bonne minute de réflexion.

D'instinct, elle était hostile à l'idée d'une augmentation. Mais comme c'était la mère de Jango qui était la promotrice de cette augmentation, elle voulait la combattre en termes mesurés et en se basant sur des arguments de valeur.

— L'idée de ta mère se défend, commençat-elle. Parce que tu vas me dire que la vie a augmenté. Bien sûr, le prix du kilo de pain a triplé depuis 44. Seulement, ne perdons pas de vue que l'argent se fait rare. Les gens regardent sur tout. Tu me diras : « Mais cinquante mille francs, c'est peu quand on a la perspective de faire un bel héritage ou quand on veut se séparer de son conjoint sans passer par les tribunaux… » D'accord, d'accord. Ta mère, Jango, elle doit penser à ça. Dans un sens, on ne peut pas lui donner tort ; mais réfléchis : un héritage est toujours incertain, sans compter que ça réserve des surprises parfois désagréables… Cinquante mille balles, par ailleurs, c'est le prix d'un petit divorce… Ta réussite est basée sur cette somme. Tu mets le… la… disparition à la portée de tous. Si tu forces sur le devis, tu tombes automatiquement dans la classe fortunée. Or, ces gens-là n'ont pas besoin de toi pour liquider leurs petites affaires ; il y en a qui achètent un fusil à leur jardinier et le tour est joué. Ou alors, ils se paient les caïds à deux cents billets…

Barbara reprit son souffle.

— Ces rupins, Jango, tu n'as pas les moyens de les toucher. Pourquoi ? Parce que tes affaires se font comme les assurances : par relations, et que tu n'as pas de relations dans ces milieux. Suppose que mon épicier de la rue du Four ne vende que des boîtes de caviar et des fruits exotiques ! Tu penses qu'il aurait des clients, toi ?

Elle eut un rire forcé afin de donner plus de force à sa comparaison.

— Crois-moi, mon chou.

Au passage, Jango essaya d'accrocher un x au mot chou.

— Crois-moi, mon chou, ton lot à toi, c'est le bourgeois. Il ne faut pas que tu en démordes. Avec les bourgeois, tu es tranquille. Ils ne te feront jamais d'ennuis, ils sont bien trop peureux. De plus, tu ne seras jamais fabriqué, question pognon. Un exemple ? Cette petite lope de Maurice : voilà un gars pourri de vices, de dettes et de fausses théories, eh bien, tu vois, il t'a payé comptant !

Jango se détendit sur son canapé.

— C'est vrai, se plut-il à reconnaître. Ma vieille Barbara, tu raisonnes comme une reine.

Barbara évalua la comparaison. Elle songea à Marie-Antoinette (la seule reine qu'elle connût d'un peu près pour avoir lu un feuilleton à son sujet) et pensa que l'image était moins flatteuse que Jango ne le supposait. Néanmoins, elle ne lui en fit pas la remarque. Au contraire, elle feignit d'être extrêmement flattée et vint s'asseoir à ses côtés.

Jango prit cette attention pour de la provocation et mit sa main entre les cuisses de Barbara qui prit cette politesse pour du désir. En très peu de temps, ils se trouvèrent dans la tenue et l'état d'esprit nécessaires et, grâce à ces petites confusions réciproques et successives, ils firent l'amour. L'un et l'autre étaient consciencieux.

Bien que Jango fût habitué au corps pulpeux de Barbara, et Barbara aux assauts timorés de Jango, ils prirent à cette peu coûteuse distraction un certain plaisir.

— J'ai bien fait de ne pas amener Zizi, dit Jango lorsque ce fut fini.

Il exagérait la satisfaction qu'il venait de tirer de ce divertissement physique. Barbara assura qu'il avait eu une riche idée. Elle était sincère, car elle ne pouvait pas souffrir Zizi.

Ils avaient échangé des paroles trop solennelles avant leur étreinte pour donner à la conversation une allure sérieuse. Aussi parlèrent-ils des poissons, d'une transformation probable d'un manteau de Barbara en tailleur, du temps (de la veille), d'un antiquaire de la rue Dauphine, d'un accident de car, des touristes débarquant à Saint-Lazare, de la rareté du beurre, du temps (du lendemain), et de l'orthographe du mot « jugeote ». Lorsque, Larousse en main, Jango eut prouvé à son amie que le mot litigieux ne s'écrivait qu'avec un seul « t », il rajusta son pantalon et dit à Barbara son intention de partir.

Au moment de le raccompagner, la jeune femme poussa un petit gloussement.

— Refais-le-moi ! s'écria-t-elle.

— Quoi donc ? demanda Jango, inquiet.

— Ton truc de tout à l'heure. Ton déguisement, quoi !

Cette requête contraria Jango. Il se détourna et fixa la rosette à son revers de veste.

Barbara ne put réprimer un petit cri de surprise.

— Tu… Vous… Oh ! C'est formidable ! répéta-t-elle.

Jango enleva la rosette pour ne pas effaroucher Barbara qu'il embrassa, et descendit l'escalier. Des sensations inconnues le tourmentaient à nouveau. Il s'engagea dans la rue de Rennes, troublé par des pressentiments.

* * *