Выбрать главу

Elle rendit son baiser à son fils.

— Un monsieur t'attend au laboratoire, Zizi te l'a dit ?

— J'y vais.

Il accrocha son chapeau au trophée de chasse flanquant la glace à trumeau du corridor, rajusta sa cravate et, après un coup d'œil en direction de Zizi, fixa la rosette du colonel à sa boutonnière.

Zizi ne s'aperçut de rien car, pour l'heure, il était uniquement occupé à imprimer à sa sucette un mouvement de va-et-vient à l'intérieur de sa bouche.

L'homme qui attendait Jango était un personnage à tête de tirelire et qui avait tendance à se développer dans le sens de la largeur. Il devait se prendre pour quelqu'un de sérieux et s'efforçait de faire partager cette conviction à ses semblables. Mais c'était un faible, du moins en témoignaient son regard peureux et ses gestes hésitants.

— Que puis-je pour vous ? questionna Jango avec une certaine rondeur, après avoir salué son visiteur.

L'homme se mit sur ses pieds ; il parut plus petit que dans la position assise. Une surprise profonde passa sur son visage.

Il n'avait pas dû se faire une idée exacte de Jango. Et, sans doute, l'être sévère qui se tenait devant lui ne l'incitait-il pas à formuler le coupable objet de sa visite.

— Je… Excusez-moi, il doit y avoir une erreur…, commença-t-il.

Il aperçut la Légion d'honneur éclairant la boutonnière de son interlocuteur ; cette découverte fortifia l'impression qu'il éprouvait de s'être trompé.

Jango acheva de le dérouter en questionnant :

— C'est pour quoi ?

L'homme ouvrit la bouche, mais ne put proférer une parole. Jango coula un regard sans curiosité entre les deux mâchoires de son visiteur, et attendit un mot, ou du moins un son. Mais ce fut le silence.

— Quelqu'un vous envoie ? dit Jango d'un ton encourageant.

— Oui, fit l'homme, c'est cela.

Il hésita :

— « Bière et limonade », dit-il comme on lâche une insulte.

— Ah bon. Bon ! Je vois ce que c'est. Qui vous a donné le mot de passe ?

— M. Séraphin.

Jango consulta sa mémoire.

— M. Séraphin… M. Séraphin… Attendez : c'était pourquoi ?

L'homme baissa les yeux :

— Pour sa première femme.

— Oui, s'écria Jango, j'y suis : une petite boiteuse, hé ?

— Précisément, se hâta de dire l'homme-tirelire.

— Alors, questionna Jango, comme ça, il s'est remarié ?

— Hé oui ! grommela l'autre d'un ton tellement réprobateur que Jango comprit immédiatement qu'il ne partageait pas la ténacité de M. Séraphin sur le terrain conjugal.

— Et ça marche avec sa nouvelle femme ?

— Lali-lala…

— Au cas où il regretterait cette nouvelle union…, commença Jango.

— Entendu, coupa l'homme, je le lui dirai. Je suis venu vous trouver pour moi.

— Pour vous ?

Le petit homme eut un sursaut ; ses fesses en goutte d'huile tremblèrent.

— Je m'exprime mal ; je voulais dire : au sujet de mon épouse.

— Il y a combien de temps que vous êtes marié ? demanda Jango.

Comme son interlocuteur paraissait interloqué, il s'empressa d'expliquer :

— Je me méfie lorsqu'un nouveau marié vient me trouver. Souvent, il a du remords et me téléphone au dernier moment pour décommander le… la cérémonie. Au contraire, chez les vieux conjoints, tout se passe bien. Ils mettent une vie parfois à se décider, mais lorsque leur résolution est prise…

— Moi, monsieur, s'exclama le candidat au veuvage, j'ai vingt-quatre ans de mariage !

Pour Jango, ce renseignement était aussi éloquent qu'un extrait de casier judiciaire.

— Parfait.

Il s'enquit de l'âge, du caractère et des habitudes de l'épouse. Il nota ces renseignements et demanda :

— Vous êtes pressé ?

— Assez, dit l'homme, je prends mes vacances le mois prochain…

Ils parlèrent de la Provence où le client comptait passer son repos annuel. Jango connaissait Fontvieille, les Baux et les courses de cocardes… Ils échangèrent amicalement des images ruisselantes de soleil. L'un proposait le Moulin de Daudet, l'autre évoquait une spécialité culinaire de Saint-Rémy.

— J'allais oublier de vous demander où vous habitez, fit soudain Jango.

— Paris…

Avez-vous une idée du prétexte à invoquer pour faire venir votre femme ici ?

— J'y ai réfléchi en cours de route. Depuis quelque temps, elle me tourmente pour que je loue un pavillon en banlieue. Je vais lui dire qu'on m'en a indiqué un. Je lui conseillerai d'aller le visiter et lui donnerai votre adresse.

— Vous l'accompagnerez ?

— Dieu non ! s'écria le client de Jango.

— Mais, s'étonna ce dernier, Madame ne sera pas surprise que vous la laissiez venir seule ?

— Du tout ! Depuis longtemps, elle a pris l'habitude de tout faire sans moi…

Il dit cela d'un ton si pitoyable que Jango en fut tout remué et qu'il pressentit un drame intérieur.

— Quand pensez-vous me l'envoyer ? interrogea-t-il.

L'homme-en-largeur réfléchit.

— Voyons, dit-il, nous sommes mardi… Est-ce que jeudi vous conviendrait ?

Jango consulta son bloc pour la forme.

— Entendu pour jeudi.

— Donnez-moi votre numéro de téléphone, fit l'ami de M. Séraphin, pour le cas où il y aurait contrordre…

Lorsqu'il eut inscrit le chiffre sur son agenda, il pensa qu'il devait parler des conditions.

— Elles n'ont pas varié, prévint Jango. Cinquante mille… payables après… Ça n'est pas cher. Vous avez des types sans moralité, à Pigalle, qui vous en demandent deux cents, payables cash, et qui vous cochonnent le travail. Sans compter les ennuis avec la police quand ces crapules se font prendre.

Le client eut l'air de trouver la somme raisonnable. Il en témoigna par un accès soudain de volubilité aimable.

— Ça fait plaisir de s'adresser à quelqu'un de sérieux pour une chose aussi délicate, dit-il. Si l'occasion se présente, je parlerai de vous en termes chaleureux. On ne sait jamais… Vous voyez, mon ami Séraphin…

Il huma avec précaution les lieux où le destin de son épouse allait bientôt s'accomplir. Une question pénible le tourmentait.

— Est-ce que… Est-ce qu'on souffre ?

— Pas une seconde ! affirma Jango.

Il ajouta, rassurant :

— J'ai toujours eu les meilleurs résultats avec ma technique. Faites-moi confiance, votre femme sera bien traitée. Elle ne s'apercevra de rien. Y a-t-il des objets qu'elle ait sur elle et que vous désireriez récupérer ? Remarquez que je ne vous le conseille pas, car c'est dangereux. Mon principe est celui-ci : plus rien ne doit subsister des personnes qui pénètrent ici pour y être traitées. Je travaille d'une façon nette.

Jango se tut tout à coup, car il venait de penser à la rosette qui fleurissait à sa boutonnière.

Une tristesse indéfinie l'accabla. De plus, la noblesse qui s'introduisait en lui chaque fois qu'il ornait son revers du précieux ruban l'indisposa comme un mets mal cuit. Il eut hâte de voir partir son client afin de pouvoir réintégrer sa véritable personnalité.

Ses aspirations furent satisfaites. Après quelques échanges de vues concernant le général de Gaulle, l'épidémie de typhoïde, la hausse des transports, le temps (de ces jours derniers), les tomates provençales, et la question indochinoise, le petit-homme-plus-large-que-haut-à-tête-de-tirelire se leva pour le bon motif.

Jango et lui convinrent d'un rendez-vous pour le jour qui suivrait le décès de la conjointe ; après quoi, Jango fit les ultimes recommandations.