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— Lorsque vous irez déclarer sa disparition au commissariat, conseilla-t-il, affirmez bien haut que vous n'envisagez pas la possibilité d'une fugue. Les policiers riront sous cape et seront persuadés que vous êtes cocu ; certes, c'est désobligeant, mais ils n'auront pas l'idée de vous poser d'autres questions. De sorte que vous ne risquerez pas de vous troubler. L'affaire sera classée et, au bout de trois ou quatre ans, vous pourrez vous remarier, si le cœur vous en dit.

L'homme aux fesses en gousses d'ail révéla que le reste de ses jours serait uniquement consacré à la philatélie et au bœuf braisé (dont sa femme avait une profonde horreur).

Il tendit sans répulsion, ce dont Jango lui sut gré, une petite main de vieux bébé, et prit congé.

En traversant le jardin, les deux hommes croisèrent Zizi qui s'acharnait sur le manche dénudé de sa sucette.

Le monsieur tapota la joue du gamin et lui donna dix francs en lui conseillant de les convertir en sucreries.

Zizi dit : « merci m'sieur » et poussa un cri en ne reconnaissant plus son père. Jango réalisa promptement la raison de la stupeur qui transformait ce physique éveillé de Zizi en celui d'un crétin de village. Discrètement, il mit un doigt sur ses lèvres.

Une fois la porte ouverte, l'homme-qui-se-développait-dans-le-sens-de-la-largeur se jeta à l'extérieur comme on se défenestre. Il rentra sa poitrine loin derrière sa cravate, et prit le chemin de Paris.

Jango repoussa la porte et donna un tour de clé. Puis il se montra à Zizi avant de se séparer de la rosette. Le gosse était un peu pâle.

— Pourquoi que tu te déguises ? demanda-t-il sur un ton de reproche.

Jango, de la main, indiqua que pour des raisons inconnues, il différait sa réponse. Il avait porté la rosette trop longtemps et il était fourbu. Il avait l'impression de s'être simultanément débarrassé d'un mauvais dentier, d'un slip trop étroit, de chaussures trop petites et d'une lettre compromettante.

— Ce n'est rien, dit-il enfin pour rassurer Zizi. Je voulais rire.

— Comment que tu fais ça ?

— C'est un secret…

— Tu m'apprendras ?

— Plus tard, promit Jango.

— Il faut la médaille du colonel pour réussir ce tour ?

Jango fut étourdi par tant de perspicacité chez un enfant. Il ne répondit pas à cette question trop précise et s'en fut rejoindre bonne-maman.

Une casserole ronronnait sur le feu. Par endroits, la purée gonflait et éclatait avec un petit happement de fumeur de pipe. Il se formait alors de minuscules cratères qui s'uniformisaient pour composer de nouveaux volcans en éruption.

— Tu as l'air tout chose, remarqua bonne-maman.

— C'est vrai, reconnut Jango.

— Quelque chose qui ne va pas ?

La vieille femme crevait la peau d'une énorme saucisse au moyen d'une épingle.

— Tu la fais cuire comment ? demanda Jango dont ces préparatifs culinaires émouvaient les papilles.

— Au vin blanc…

Elle attendit un peu, espérant que les confidences ne tarderaient plus. Mais son fils ne se décidait pas.

— Ce serait pas que tu t'ennuies ? dit-elle brusquement.

Jango fit volte-face et mit ses yeux dans les yeux usés de sa mère.

Il démêla de l'anxiété et un amour éperdu dans cet infini maternel.

— Écoute, m'man, te tracasse pas. Seulement, il se produit quelque chose de bizarre.

Il prit la rosette.

— Tu sais ce que c'est que ça ?

Bonne-maman plissa les paupières.

— C'est la décoration du colonel ?

— Oui, eh bien, tu vas voir quelque chose.

Jango fixa une fois de plus le ruban à sa boutonnière. Bonne-maman fit un pas en arrière pour le considérer.

— Ça ne te va pas mal.

— Comment, bégaya Jango, tu ne t'aperçois de rien !

— Je ne comprends pas…

Il se précipita sur le miroir fixé au-dessus de l'évier. Il s'y trouva nez à nez avec le personnage attentif et sévère dont il avait fait la connaissance dans les waters du train.

— Enfin quoi ! Ce n'est plus moi…

Bonne-maman fut sérieusement alarmée.

— Jango ! Tu es malade, mon petit…

Jango haussa les épaules et appela Zizi. Au sursaut qu'eut le gamin en entrant, il sut qu'il était bien dans les apparences qu'il supposait.

— Ne fais plus ça, supplia Zizi. Je te reconnais plus et ça me fait peur.

Il ajouta, triomphant :

— Je savais bien que c'est avec la médaille du vieux que tu réussis ton tour.

Il fallut bien se rendre à l'évidence : la métamorphose n'était pas perceptible pour bonne-maman. On lui révéla le phénomène avec beaucoup de précautions.

Elle crut d'abord à une farce concertée ; puis elle douta de sa vue, après quoi elle adopta une attitude prudente et savamment dosée, faite d'un peu de scepticisme, d'un soupçon de crainte superstitieuse et de beaucoup de naïf orgueil.

L'aventure la rendit enjouée. Au cours du repas, elle affirma que nul artifice ou sortilège n'empêcherait jamais une mère de reconnaître son fils. Comme par ailleurs la saucisse était succulente, la vieille femme déploya pendant le reste de la soirée une bonne humeur à toute épreuve.

* * *

Après les poires, Jango accorda un peu d'attention rétrospective à son visiteur à tête de tirelire.

Il devinait qu'une fois veuf l'étrange bonhomme traverserait une ère de bonheur et, tout en étant fier de jouer dans ce cas le rôle du Destin, il ne pouvait s'empêcher de l'envier.

Et ce qu'il enviait le plus chez l'individu en question, c'était son amour avoué pour la philatélie et le bœuf braisé, car lui, Jango, s'enlisait sans joie dans la routine du train-train quotidien. Aucune manie ne donnait à sa vie une impulsion profitable. Aucune de ses distractions n'avait plus de valeur qu'un simple passe-temps.

Il ressentait durement son incapacité dans l'art délicat d'employer ses moments perdus. Car la véritable personnalité d'un individu se manifeste principalement au cours des heures vides ménagées dans le courant de son activité.

Jango n'ignorait pas que chez les êtres d'élite ces heures-là, précisément parce qu'elles sont vides, sont les mieux remplies. Sa rosette le rendait ambitieux et lui faisait désirer la pratique d'un art.

Il ne connaissait pas la musique. Par ailleurs, comme il n'était ni trompettiste dans un jazz nègre, ni pédéraste, ni vedette de music-hall, ni américain, il ne pouvait espérer se lancer dans la littérature avec quelque chance de réussite. Il ne se supposait pas non plus de dispositions pour la peinture ; pourtant, à la réflexion, il se dit que son ignorance du graphisme et des couleurs jouait en sa faveur. Les hebdomadaires à sensation révélaient chaque semaine un prodige dans ce vaste domaine. En huit jours, un amateur pouvait être lancé, pour peu qu'il peignît innocemment n'importe quoi et qu'il eût la bonne fortune de rencontrer un directeur de galerie en mal de poulains ou un journaliste en mal de copie.

Sans compter, le hasard est grand, qu'on peut toujours être découvert par M. Cocteau ou Mme Édith Piaf…

* * *

Jango résolut de creuser la question ultérieurement et, en attendant de détrôner le Douanier Rousseau, accepta une partie de dominos que proposait Zizi.

CHAPITRE IV

Pour prouver son inquiétude à Sainte-Thérèse, la vieille bonne de son oncle (qu'il avait ainsi surnommée parce qu'elle portait dans un scapulaire un morceau de la robe de la sainte précitée), Maurice passa la nuit en tête à tête avec une bouteille de whisky.