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De temps à autre, la vieille domestique, à qui il avait ordonné de se mettre au lit, se relevait pour voir si le colonel était rentré. Chaque fois, Maurice créait l'« ambiance » en téléphonant soit aux pompiers, soit à un hôpital. A quatre heures, Sainte-Thérèse ne retourna pas se coucher, et Maurice, à peu près ivre, ne songea pas à le lui reprocher.

L'aube les surprit dans le petit salon. Maurice avait l'estomac tordu par l'alcool. Sainte-Thérèse avait les yeux bouillis dans le chagrin. Une pendule ancienne annonça cinq heures.

— Doux Jésus ! se lamenta la servante. Ce pauvre monsieur doit être mort !

Le visage de Maurice se décomposa. Deux larmes salèrent ses joues.

Sainte-Thérèse, bien qu'elle eût été — à son vif regret — empêchée de la matrice, ressentit entre estomac et pubis un picotement maternel. Elle surmonta sa propre douleur pour consoler le neveu vénéneux.

— Allons, allons, fit-elle en lui prenant les mains. Ayons confiance en la toute-puissance du Seigneur.

Maurice la repoussa du coude.

— Laissez-moi donc tranquille, gémit-il, j'ai envie de dégueuler…

Sainte-Thérèse retourna à ses sanglots, à la fois vexée et outrée de constater que Maurice pleurait en un pareil moment pour une douleur d'entrailles.

— C'est pas des façons de boire tant d'alcool, murmura-t-elle. Si ce pauvre monsieur était là…

La pensée qu'en effet son oncle n'y était pas, et qu'il n'y serait pas avant le Jugement dernier, soulagea Maurice.

— J'ai bu parce que je me caille les sangs, expliqua-t-il en geignant. Au lieu de marmonner, vous feriez mieux d'aller me préparer une infusion.

La servante quitta la pièce et, avant de franchir le seuil, tourna le commutateur, car le jour rendait la lumière électrique déplacée.

Une pénombre froide s'abattit sur le salon. Maurice ouvrit la fenêtre. Le boulevard sortait de l'engourdissement de la nuit. Quelques voitures de livraison passèrent ; le pas d'un ouvrier éveilla des échos assoupis.

Le jeune homme respira voluptueusement et referma la fenêtre. Cette nuit de veille l'avait détraqué. Il but l'infusion de verveine que lui apportait Sainte-Thérèse, fit la grimace et attendit que l'ordre régnât dans son estomac. Pour oublier son malaise, il se mit à évaluer les bibelots précieux que son oncle avait accumulés. Barbara ne se trompait pas en affirmant qu'il pourrait faire du fric avec les collections. Le mois prochain, il s'achèterait une automobile…

* * *

Un bain, un habillage soigné et un œuf au jambon le menèrent à huit heures.

Il dit alors à la vieille bonne qu'il allait signaler la disparition de son oncle au commissariat du quartier. En descendant l'escalier, il sifflota.

— Vous avez l'air bien joyeux, ce matin, monsieur Maurice, lui dit le portier.

Maurice se mordit les lèvres et prit une mine éplorée.

— Joyeux ! Parlez-m'en…

Il fit part de sa prétendue mortelle inquiétude au concierge. Le brave homme, un mutilé de 14–18, qui n'avait pas connu d'aventures depuis celle de Verdun, se réjouit intérieurement de l'événement. Il prononça des paroles de réconfort d'une manière distraite, son imagination étant en train de caser sa photo sur quatre colonnes en première page du Parisien libéré. Dès que le jeune homme eut disparu, il mit au point une méthode rationnelle de diffusion pour cette importante nouvelle. Il commença à la semer de chaque côté de l'immeuble : chez le crémier et la marchande de parapluies ; puis il vint prendre la faction au bas de l'escalier pour l'apprendre aux locataires matinaux. A dix heures, il prospecta les étages. Il redescendait des chambres de bonne au moment où Maurice revenait du commissariat et faillit l'arrêter pour lui apprendre que le colonel n'était pas rentré de la nuit et que, comme il s'agissait d'un vieux cochon, il était permis de penser qu'il avait été victime d'une femme de mauvaise vie.

Sainte-Thérèse se précipita. Elle attendait un coup de sonnette depuis la veille, et celui de Maurice lui déchira le cerveau.

— Alors ? demanda-t-elle.

— Rien de nouveau, soupira le neveu, j'ai fait ma déposition. J'ai même porté une photographie de mon oncle au commissaire, à toutes fins utiles… Il ne nous reste qu'à attendre.

Comme au cours de la nuit ils avaient envisagé toutes les possibilités (sauf la bonne, bien entendu), ils n'eurent plus rien à dire. Maurice, afin de fuir les larmes de la vieille, s'enferma dans sa chambre pour lire. C'était une histoire incertaine, écrite dans un style incertain, qui ne tarda pas à le faire bâiller. La vérité oblige à dire que sa nuit blanche était également pour beaucoup dans cet exercice de mâchoires. Il s'allongea sur son divan et s'endormit comme une sentinelle.

Un nouveau coup de sonnette tira simultanément Sainte-Thérèse de sa cuisine et de son chagrin. Par la même occasion, comme il était vigoureux (le coup de sonnette, pas le chagrin), il tira Maurice de son sommeil.

La domestique et le neveu du colonel se trouvèrent dans l'antichambre en même temps. Ensemble ils ouvrirent la porte à un homme très ordinaire ; tellement ordinaire, même, qu'on ne l'aurait pas remarqué s'il avait été seul dans une galerie de métro. L'individu portait un complet dont il était impossible de se rappeler la couleur dès que celui qu'il vêtait avait tourné le coin de la rue, une cravate de Prisunic et un physique de mots croisés. Il porta deux doigts à la bordure d'un chapeau imaginaire — ou qu'il devait réserver pour des cérémonies officielles —, s'inclina légèrement, simplement pour permettre à ses interlocuteurs de voir qu'il avait une tonsure et de l'éducation, toussota et demanda si M. Maurice Borel était là, siouplaît !

Maurice affirma qu'il était soi-même ; sur quoi le visiteur devint triste.

Sainte-Thérèse le fit entrer au salon.

L'homme refusa le siège que Maurice lui désignait.

— Je suis l'inspecteur Charlemagne, dit-il avec simplicité. Et je viens au sujet de la disparition de votre oncle.

Un cortège de limaces descendit l'échine de Maurice. Son cœur se fit confidentiel.

— Ah !… Alors ?

— Ayez du courage, conseilla d'un ton neutre le policier.

— J'en ai, assura Maurice.

— Il est mort ! hurla Sainte-Thérèse qui n'attendait qu'une confirmation de la chose pour s'évanouir et se répandre sur le tapis de haute laine.

— Oui, fit Charlemagne, il doit être mort.

Sainte-Thérèse réussit un cri et tomba comme dans du Shakespeare. Les deux hommes ne lui accordèrent pas la moindre attention : le policier parce qu'il avait l'habitude de cette sorte de réaction, le neveu parce qu'il était terrorisé. Maurice douta de Jango, de Barbara et de lui-même.

— Pourquoi dites-vous « il doit » être mort ? questionna-t-il.

L'inspecteur Charlemagne s'expliqua :

— On a amené à la morgue un type, un vieux gland, enfin, je vous demande pardon, un monsieur âgé dont le signalement correspond en tout point à celui que vous avez fait de votre oncle ce matin au commissariat.

— Mon Dieu, soupira Maurice, soulagé.

— Si vous voulez bien m'accompagner jusqu'à la morgue, pour l'identification…

— Mais comment donc !

Ils enjambèrent la servante et partirent. Dans sa hâte, Maurice omit de fermer la porte palière. Sainte-Thérèse sortit du salon et alla s'évanouir dans l'antichambre où le soleil ne risquait pas de l'incommoder et où quelque locataire l'apercevrait sûrement.

* * *

— Qu'en dites-vous ? demanda Charlemagne. C'est lui, hein ?

Maurice se pencha au-dessus de la bassine allongée qui recelait le corps. Du premier regard, il comprit qu'il ne s'agissait pas du colonel. Néanmoins, le cadavre offrait une ressemblance frappante avec son oncle. Comme l'ancien militaire, il était grand, de mine austère, d'allure distinguée (encore qu'il eût le nez écrasé), le poil blanc et, vraisemblablement, de bonne famille. Maurice vit dans cette ressemblance curieuse un signe du destin. Il se dit qu'il ne risquait rien à reconnaître ce défunt comme étant son parent. En cas de contestations postérieures, il pourrait toujours alléguer qu'il s'était trompé. Cette solution lui permettrait d'hériter ; à moins, bien entendu, que quelqu'un ne vînt lui disputer le cadavre.