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« J’ai l’intime conviction que, lorsqu’ils relateront cet épisode, les historiens nous présenteront comme un peuple généreux, ouvert, qui a su comprendre que ce qui apparaissait tout d’abord comme la fin du monde n’était que la naissance d’une nouvelle amitié.

« Je ne saurais trop vous conseiller de… »

L’exclamation de Rachel couvrit la suite.

La bouteille de lait glissa des doigts de Nancy Causgrove et éclata sur le sol. Une explosion mouillée.

Matt regarda le ciel.

À l’ouest, juste au-dessus de la cime des Douglas, le globe blafard du vaisseau spatial commençait lentement à s’élever.

Matt Wheeler avait trois raisons de vivre : sa fille, son travail et la ville de Buchanan, dans l’Oregon.

Les yeux rivés sur cet engin lactescent aux dimensions inconcevables qui glissait au-dessus des arbres, qui quittait Orion pour filer vers la constellation des Gémeaux, il éprouva une brusque certitude : Ces trois choses sont en danger.

Il s’évertua à repousser cette pensée née de la peur animale que lui inspirait cet engin inconnu.

Mais elle revenait. Tout ce qu’il aimait était fragile. Tout ce qu’il aimait pouvait être détruit par cette nouvelle lune sans nom.

La pensée s’enracina. Angoissante. Menaçante.

Une année s’écoula.

PREMIÈRE PARTIE

Nouvelle lune

1

Août

La situation de crise continue, à l’approche des élections, de préoccuper le Congrès et l’administration.

Nous l’appelons « Contact » mais, comme l’a pertinemment remarqué le sénateur républicain Russel Welland de l’Iowa la semaine dernière, le contact fait cruellement défaut dans cette affaire. Le vaisseau spatial – s’il s’agit bien de cela – tourne autour de la Terre depuis plus d’un an sans émettre le moindre signal. La seule fois où il s’est manifesté – en envoyant ces monolithes qui occupent nos grandes villes comme autant de monuments à l’impuissance de notre défense aérienne –, personne n’a été en mesure d’interpréter l’événement. C’est comme si nous avions été envahis par une troupe de mimes extraterrestres, détraqués mais très puissants.

Du moins est-ce ce dont la croyance populaire aimerait nous persuader. Mais de récentes rencontres au sommet – et certains voyages en catimini du secrétaire d’État – ont fait naître la suspicion qu’un authentique « contact » pourrait être imminent. D’après des sources officieuses de la Maison-Blanche, les lignes téléphoniques avec l’Allemagne, la Russie et la Chine – entre autres – sont constamment occupées depuis au moins une semaine. Coïncidence ?

Qui sait ? De toute évidence, il y a anguille sous roche.

Au Congrès, les leaders des deux partis exigent d’être mis dans le secret.

10 août. Extrait de la rubrique Washington Insider (archives personnelles de miss Miriam Flett, Buchanan, Oregon).

Un peu plus d’un an après l’arrivée de l’énorme engin spatial en orbite autour de la Terre, Matt Wheeler passa un après-midi entier à se demander comment inviter Annie Gates à la soirée qu’il organisait chez lui le vendredi suivant.

La question n’était pas de savoir s’il l’inviterait – le problème ne se posait même pas – mais comment. Pour être plus précis, qu’est-ce qu’une telle invitation suggérerait quant à leur relation ? Et que voulait-il qu’elle suggère ?

La question toujours en tête, il se lava les mains et s’apprêta à voir les deux derniers patients de la journée.

Dans une ville de la taille de Buchanan, un médecin finit par traiter les gens qu’il rencontre au supermarché ou autour d’un barbecue dans le jardin du voisin. Ses dernières patientes étaient Beth Porter, la fille de Billy, un patient occasionnel ; et Lillian Bix, la femme de son ami Jim.

Les deux femmes, Beth et Lillian, tels deux presse-livres dépareillés, occupaient chacune une extrémité du canapé de la salle d’attente. Lillian feuilletait un Reader’s Digest et se tamponnait le nez de son mouchoir. Beth gardait les yeux fixés sur le mur du fond, dissoute dans la musique qui filtrait des écouteurs de son Walkman. Encore quelques années de ce régime, songea Matt, et il soignerait sa surdité.

L’adolescente venait en tête de liste.

— Beth, dit-il.

Elle continua de fixer le vide.

— Beth. Beth !

Elle releva la tête avec l’air contrarié de quelqu’un qu’on réveille en plein rêve. Son irritation disparut quand elle reconnut Matt. Elle pressa une touche de son Walkman et ôta les écouteurs de ses oreilles.

— C’est à toi, dit-il.

Il se tourna au moment où Annie Gates, un dossier à la main, sortait de son cabinet de consultation. Elle jeta un coup d’œil vers Beth, le regarda : Bon courage ! Matt répondit d’un sourire.

Annie Gates portait une blouse blanche et un stéthoscope autour du cou. Contrairement à Beth et à Lillian, Annie et Matt étaient en parfaite harmonie. Une équipe professionnelle. Il était plus ou moins amoureux d’elle. Il y avait maintenant presque dix ans qu’il était plus ou moins amoureux d’elle.

Matt Wheeler occupait les fonctions de généraliste dans ce bâtiment depuis une quinzaine d’années. Il avait grandi à Buchanan, découvert sa « vocation médicale » à Buchanan et, après avoir effectué son internat dans un hôpital de Seattle et obtenu ses différents diplômes, il était revenu dare-dare dans sa ville natale pour y ouvrir un cabinet privé. Il avait à l’époque un associé, Bob Scott, avec qui il avait fait son internat. Originaire de Denver, Scott était un garçon brun monté sur des ressorts. Ensemble, ils avaient loué ce local, une salle d’attente et trois cabinets de consultation au septième étage du Marshall Building, un bâtiment de grès hérité de l’ère Hoover et fermement planté à l’intersection des avenues Marina et Grove.

Matt et son associé avaient vite compris les risques inhérents à l’exercice de la médecine familiale, ou du moins le pensaient-ils. C’était dans la spécialisation, les petites interventions, qu’on moissonnait les gains intéressants ; la médecine de famille ne récoltait que les ennuis. Pas seulement au niveau des clients – ces ennuis-là, ils avaient été formés pour. Mais les ennuis d’assurances, de mutuelles, de paperasses… Au bout du compte, on se retrouvait enfoui, paralysé, sous une montagne de frais généraux.

Le Dr Scott, en mal d’effervescence urbaine, revendit sa part et s’envola pour Los Angeles en 1992. Aux dernières nouvelles, il travaillait dans une sorte de société coopérative médicale, parfois baptisée « Soins en boîte ». Adieu ennuis. Adieu indépendance.

Matt persévéra et revint à ses premières amours : la médecine familiale. Il ne pouvait envisager de vivre ailleurs qu’à Buchanan, ne pouvait imaginer carrière plus satisfaisante que la sienne. Celeste était morte à peu près à l’époque du départ de Bob pour la Californie, et le surcroît de travail qui lui échut alors avait été une véritable bénédiction.

La remplaçante de Bob arriva au mois de juin de cette même année : Annie Gates, une jeune spécialiste des maladies organiques. Matt n’aurait pas cru que cette association pût intéresser une femme, et encore moins une jeune blonde en jupe droite à qui les lunettes cerclées de noir donnaient un regard disproportionné, un regard de hibou sévère. Il ne lui cacha rien des contraintes qui l’attendaient : horaires astreignants, visites à domicile, disponibilité permanente pour les urgences locales, le tout pour une rétribution qui n’avait franchement rien de spectaculaire.