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— On n’est pas à la ville, ici, conclut-il, songeant au départ de Bob.

Annie Gates lui expliqua alors qu’elle avait grandi dans une petite ville perdue au fin fond du Manitoba ; elle connaissait la vie rurale et Buchanan ne lui apparaissait pas aussi petit que cela, et tout à fait convenable. Elle sortait d’un internat dans un hôpital urbain où le service des urgences voyait défiler des patients blessés par balle, poignardés, ou des cas d’overdose. Cette épreuve n’avait pu toutefois venir à bout de sa foi ; elle croyait toujours dur comme fer aux vertus de la médecine générale. Quant aux rétributions, elle s’estimerait heureuse de vivre loin des cafards, de bénéficier de plus de cinq heures de sommeil par semaine et de traiter l’occasionnel patient qui saurait se présenter autrement qu’en vomissant son déjeuner sur sa blouse.

Dès lors, Matt Wheeler sut qu’il avait une nouvelle associée.

Ils travaillaient ensemble depuis près d’un an quand ils commencèrent à porter l’un sur l’autre un regard autre que professionnel. Il se remettait lentement de la mort de Celeste et, en cette époque douloureuse, Annie Gates l’intéressait particulièrement pour, entre autres, sa remarquable habileté en sigmoïdoscopie fibroscopique, une intervention qu’il détestait tout autant qu’il la redoutait. Ils s’échangeaient les patients en fonction de leurs forces et de leurs faiblesses réciproques ; Anne se retrouva ainsi avec un bon nombre de ses patients âgés, et il la déchargea d’une partie de sa clientèle en pédiatrie.

Mais Annie était aussi une femme – célibataire de surcroît – et Matt était veuf ; il y avait des jours où la résultante de cette équation pouvait difficilement lui échapper. Au soir du premier anniversaire de l’arrivée d’Annie à Buchanan, il l’emmena dîner au Fishin’ Boat, un restaurant sur la marina. Crabe au beurre d’échalotes et margaritas ; conversation professionnelle formellement proscrite. À la fin de la soirée, il l’appelait Annie. Ils passèrent leur première nuit ensemble trois jours plus tard.

Leur passion dura presque toute l’année. L’année suivante, ils s’écartèrent insensiblement l’un de l’autre. Pas de disputes, non, mais moins de rendez-vous, moins de nuits ensemble. Puis un nouveau rapprochement pendant six mois. Suivi d’un autre hiatus.

Ils n’en parlèrent jamais. Matt n’aurait su dire si ces hauts et bas venaient de lui ou d’elle. Ou s’il fallait même les déplorer. Il savait en revanche qu’ils se conformaient à un scénario bien établi. Près de dix ans s’étaient écoulés depuis qu’Annie Gates avait franchi le seuil du cabinet médical pour la première fois. Les tempes de Matt avaient blanchi et son front s’était quelque peu dégarni ; Annie, elle, voyait des pattes-d’oie se dessiner autour de ses yeux. Mais ces dix ans étaient passés en un clin d’œil, en fait, et à aucun moment ils n’avaient été ni tout à fait séparés ni tout à fait ensemble.

Ils étaient en plein interlude, dernièrement, et Matt se demandait comment elle interpréterait sa proposition pour vendredi. Comme une simple courtoisie ? Ou comme une invitation à passer la nuit avec lui ?

Et que préférait-il ?

La question resta en suspens.

Il introduisit Beth Porter dans son cabinet, voisin de celui d’Annie, au fond du couloir.

C’était son enclave, son espace de création. Le joyau en était un superbe meuble médical, en chêne, époque victorienne ; il l’avait acheté à une vente aux enchères rurale en 1985. Derrière son bureau se trouvait un fauteuil de cuir craquelé dans lequel était moulée la forme exacte de son postérieur. De la fenêtre, il voyait, par-delà la ville, la marina écrasée de chaleur et l’océan indigo.

Beth Porter prit place sur la chaise tandis que Matt tirait les rideaux pour escamoter le soleil de l’après-midi. Annie avait récemment équipé son bureau de stores vénitiens, ce qui, aux yeux de Matt, apparaissait comme une entorse aux usages. Son bureau à lui annonçait : Tradition. Celui d’Annie répondait : Progrès. Peut-être était-ce la main invisible qui s’évertuait à les séparer.

Décidément, elle assiégeait son esprit, aujourd’hui.

Il prit place dans son fauteuil et reporta son attention sur Beth Porter.

Il avait étudié son dossier avant de l’introduire dans le cabinet. Matt était le médecin traitant de Beth depuis le jour de son onzième anniversaire, quand sa mère l’avait traînée jusqu’à la salle d’attente. Gamine renfrognée, elle portait une casquette en carton sur un visage bouffi comme un ballon de foot. Entre deux parts de gâteau et de glaces, Beth avait trouvé le moyen d’aller déranger un nid de frelons dans le cerisier du jardin. La réaction histaminique qui en avait résulté avait été si intense et soudaine que sa mère n’avait même pas tenté de lui ôter sa casquette. L’élastique était comme enchâssé dans la chair gonflée sous le menton.

C’était il y a neuf ans. Par la suite, il l’avait revue sporadiquement, et plus du tout depuis ses quinze ans. Encore un petit jeu du temps : Beth n’était plus une enfant. C’était une jeune fille de vingt ans, dépourvue de finesse mais non de certains charmes dont elle jouait de façon provocante. Elle portait un jean et un T-shirt moulants, et Matt remarqua une trace bleue qui apparaissait quand le T-shirt glissait sur l’épaule gauche. Grand Dieu, songea-t-il, un tatouage…

— Qu’est-ce qui t’amène aujourd’hui, Beth ?

— Un rhume, dit-elle.

Matt fit mine de prendre note. Des années d’expérience lui avaient enseigné que les gens préféraient se confier à un homme tenant un stylo à la main. La blouse blanche rendait bien service, aussi.

— Un mauvais rhume ?

— Oui, enfin… pas particulièrement.

— Tu sais, tu n’es pas vraiment la seule dans ce cas. Je crois bien que toute la ville est enrhumée.

C’était vrai. Annie était arrivée le matin en reniflant. Lillian Bix, dans la salle d’attente, faisait de son mieux pour essuyer discrètement son nez qui coulait. Et Matt lui-même avait avalé un cachet au déjeuner.

— On ne peut pas faire grand-chose contre un rhume. Tu as les poumons pris ?

Elle hésita, puis hocha la tête.

— Un peu.

— On va voir ça.

Beth se tint raide sur sa chaise tandis qu’il posait le stéthoscope sur son dos. Pas de congestion notoire, mais Matt était persuadé que Beth n’était pas venue le voir pour un rhume. Le rituel du stéthoscope permettait simplement d’établir la relation médecin-patient. Et une certaine intimité médicale. Il palpa la gorge et découvrit les ganglions lymphatiques sensiblement gonflés – cailloux durs sous la peau – ce qui le conforta dans sa suspicion.

Il s’appuya contre le bord de son bureau.

— Je ne vois rien d’alarmant.

Beth étudia le sol un instant ; elle ne semblait pas étonnée du diagnostic.

— Peut-être n’est-ce pas un rhume qui t’amène, Beth ? Je me trompe ?

— Je crois que j’ai une blennorragie, annonça-t-elle.

Matt prit note.

Elle le surprit en énumérant les symptômes sans rougir.

— J’ai regardé dans un livre de médecine. Ça ressemble à une blennorragie, ce qui a l’air assez grave. Alors j’ai pris rendez-vous. Qu’est-ce que vous en pensez ?